La licorne française BlaBlaCar perdrait-elle de sa superbe ? Ce porte-drapeau de l'écosystème startup national est régulièrement vanté comme l'une des plus belles réussites Tech du pays. De Covoiturage.fr à BlaBlaCar, il aura fallu 10 ans à la désormais scale-up pour imposer le covoiturage comme un moyen de transport ancré dans les habitudes de vie des Français. On n'est pas loin du mythe de la startup créée au fond d'un garage... et qui finit à quelques pas du palais Brongniart, en plein centre de Paris, dans des bureaux voisins de ceux de Facebook France.
Un management contesté
Une success-story à la française... qui connaît pourtant quelques anicroches. Depuis dix-huit mois, l'entreprise est en proie à des problèmes de management interne. Alors que BlaBlaCar avait engrangé les prix récompensant la qualité de vie au travail début 2016 (Happy at Work, Great Place to Work, Glassdoor...), elle est absente de leurs éditions 2017 - à l'exception du classement Happy Candidates, établi à partir des retours d'expérience des personnes ayant postulé pour un emploi dans la scale-up. Cette mauvaise passe se traduit également par une cote en déclin sur le site d'avis Glassdoor, bien que sa moyenne reste très correcte (4,1/5).
Alors que les avis négatifs sur l'entreprise sont longtemps restés des anecdotes, ils s'enchaînent depuis l'automne 2016, ciblant principalement le management, dans des termes particulièrement durs. "Les managers manquent de maturité et réagissent comme des gamins de 10 ans", relevait un ancien employé le 26 octobre dernier. Le 20 novembre, un employé actuel pointait du doigt le management "maladroit, parfois immature et nocif au bon fonctionnement d’une équipe". En février, un autre se plaignait du management "toxique". Plusieurs ont successivement dénoncé "des privilèges et copinages", ou encore "du favoritisme, des avantages et évolutions accordés aux agents par affinités plutôt qu’au mérite". Des points noirs qui ont été confirmés à Maddyness en off par plusieurs employés et anciens employés.
Des équipes décimées
Résultat : les départs se multiplient. Alors que l'entreprise avait fêté début 2017 le cap symbolique des 500 collaborateurs, ils sont aujourd'hui à peine plus de 400... soit une baisse des effectifs de 20%. Si certains partent faire carrière ailleurs, (pressentant la fin de l'âge d'or de l'entreprise ?), d'autres ont été poussés vers la sortie. Plusieurs anciens salariés, qui préfèrent garder l'anonymat, évoquent "un plan de licenciement déguisé". Ce que réfute la direction : "ces ajustements, qui ne sont pas faciles, font partie de la vie normale d'une scale-up", justifie Nicolas Brusson, cofondateur et CEO de BlaBlaCar.
Les plus directement concernés sont les salariés des bureaux que BlaBlaCar avait ouverts à l'étranger - le service a été déployé dans 22 pays. Si le service y est toujours disponible, en Inde, en Turquie, au Mexique ou au Royaume-Uni, les équipes locales ont été remerciées et les antennes locales purement et simplement fermées. "Nous avons arrêté d'investir dans ces pays-là et la communauté locale s'auto-gère, puisque les résultats ne pouvaient plus justifier d'équipe sur place", confirme Nicolas Brusson.
"Ces fermetures ont également entraîné la suppression de certains postes liés à l'internationalisation au sein du quartier général à Paris", ajoute Philippe Botteri du fonds Accel Partners, qui a investi dans la licorne française. Le bureau de Londres a lui aussi été fermé, après avoir pourtant constitué une sorte de base arrière pour l'entreprise qui y avait notamment déployé une partie de ses équipes marketing. Ses équipes ont été rapatriées à Paris pour la plupart. Ce qui n'a pas été le cas des équipes techniques concentrées en Pologne et qui ont elles aussi été remerciées. Si l'entreprise a réduit la voilure sur les postes directement liés à sa stratégie d'internationalisation qui a touché à sa fin, elle concentre désormais ses recrutements sur "les équipes Tech et produit" et recherche par exemple "des data scientists".
Une internationalisation décevante
Un revirement stratégique, alors que l'entreprise avait jusqu'à fin 2016 centré sa stratégie sur l'international et multiplié ses implantations à l'étranger. Une stratégie au bilan mitigé : "certains pays ont décollé au-delà de nos attentes, comme la Russie, le Brésil ou l'Ukraine; d'autres ont au contraire déjoué nos attentes, comme l'Inde", reconnaît Nicolas Brusson. "Quand on lance un pays, on prend un risque : on ne sait jamais si le produit va prendre ou pas", relativise-t-il. "Quand on lance une vingtaine de pays, il est illusoire de penser que les vingt vont marcher", tranche plus abruptement Philippe Botteri.
Le cas de l'Inde est édifiant : la taille du pays combinée à celle du marché pouvait laisser penser que ce serait un terrain de jeu idéal pour la covoiturage longue-distance proposé par BlaBlaCar. Mais il n'en a rien été. "Le pays compte beaucoup d'habitants... mais moins de voitures qu'en France (22 millions de véhicules particuliers contre 32 millions en France, NDLR), explique Nicolas Brusson. Et c'est une société qui a beaucoup de mal à partager entre castes, ce qui fractionne le marché indien en de micro-marchés qui ont très peu d'interactions entre eux et sont donc particulièrement difficiles à adresser."
Le pari russe
C'est aujourd'hui la Russie qui concentre les espoirs de la licorne française. Fin 2016, Nicolas Brusson avait clairement affiché ses ambitions pour ce nouveau marché : "en 2017, la Russie sera notre premier marché", annonçait-il, expliquant que "le concept plaît, il existait une attente, il y avait peu de concurrence". Pari tenu de ce côté-là puisqu'avec "peu d'investissements", BlaBlaCar y enregistre "une croissance énorme" et "davantage de passagers qu'en France", souligne Nicolas Brusson auprès de Maddyness.
Ce succès crée quelques remous : comme en Espagne, où l'entreprise avait été un temps poursuivie pour "transport de passagers sans licence" avant d'être relaxée, BlaBlaCar fait l'objet en Russie d'une plainte d'un syndicat régional des transports pour "exercice illégal d'une activité de transport". Condamnée en première instance, alors qu'elle n'avait pas été notifiée du jugement, la scale-up a fait appel. Si la cour d'appel confirme le jugement initial, la cour pourra exiger de BlaBlaCar qu'il cesse ses activités en Russie.
Il reste du chemin à parcourir à la scale-up pour transformer l'essai en Russie. D'autant que, début février, le Google russe Mail.ru a lancé Beepcar, concurrent direct de l'entreprise française. Or, non seulement Beepcar s'appuie sur la colossale base de 75 millions d'utilisateurs de Mail.ru (alors que BlaBlaCar revendique 10 millions d'utilisateurs en Russie et 50 millions dans l'ensemble de ses marchés) mais le service est - pour l'instant - gratuit. "L'arrivée de Beepcar a eu peu d'impact sur l'activité de BlaBlaCar en Russie", balaye cependant Philippe Botteri d'un revers de main. "Cela n'a pas modifié nos plans, appuie Nicolas Brusson. Nous devrions monétiser notre service en Russie fin 2018 ou tout début 2019."
Une monétisation balbutiante
Car bien que le CEO de la scale-up affirme que l'entreprise n'est pas dans une situation où elle serait sommée de monétiser son service au plus vite, c'est pourtant la question qui se pose alors que BlaBlaCar vient de fêter ses... 10 ans. Si le service est disponible dans 22 pays, c'est très majoritairement en version gratuite, afin de "recruter" une base d'utilisateurs suffisamment conséquente pour verrouiller le marché et pouvoir ensuite le monétiser. Interrogé sur la rentabilité du service en France, Nicolas Brusson estime que "l'entreprise serait rentable si elle n'opérait qu'en France". Une manière subtile de focaliser l'attention sur les investissements de BlaBlaCar plutôt que sur sa stratégie de monétisation.
Avec des inscriptions qui ont, dès l'implantation du service, décollé et un marché encore prometteur, la Russie concentre donc les espoirs de la licorne française, qui avait d'ailleurs bouclé à l'automne 2016 un tour de table de 21 millions d'euros auprès du fonds russe Baring Vostok afin de concrétiser ses ambitions dans le pays. Reste à savoir si celles-ci pourront se réaliser en temps et en heure, ce qui serait du jamais vu, BlaBlaCar peinant à asseoir son modèle économique dans ses autres marchés étrangers. Pour se pérenniser, l'entreprise cherche donc à élargir son offre.
Une gamme élargie de services
"C'est une nouvelle phase qu'entame BlaBlaCar, reconnaît Nicolas Brusson. Avant, nous ouvrions des pays, aujourd'hui nous lançons de nouveaux produits et services." La marque a en effet lancé ces derniers mois deux nouveaux services. Début avril, la licorne annonçait ainsi s'être alliée à Opel et ALD pour que ses "ambassadeurs" français, c'est-à-dire les utilisateurs les plus assidus de son service de covoiturage longue distance, puissent avoir la possibilité de louer une voiture pour 48 mois. Un mois plus tard, la scale-up pénétrait un nouveau marché, celui du covoiturage courte-distance avec le lancement de BlaBlaLines, une application dédiée aux trajets pendulaires, depuis déployée dans toute la région parisienne. Si BlaBlaCar a débarqué dans le secteur avec toute la force de sa marque et son expertise logistique éprouvée sur la longue-distance, elle reste bel et bien l'outsider face à plusieurs concurrents installés de longue date sur ce créneau disputé.
Pas question pour autant de parler de "diversification", selon Philippe Botteri. "Il s'agit simplement d'un autre produit, pas d'un autre usage, précise l'investisseur. BlaBlaLines a été lancé parce que BlaBlaCar ne pouvait pas répondre à une problématique différente (les trajets pendulaires par rapport aux trajets longue distance ponctuels, NDLR) avec le même produit." "Nous amenons le covoiturage sur un nouveau segment, ce qui a toujours été notre objectif depuis la création de Covoiturage.fr, confirme Nicolas Brusson. Nous avons passé 10 ans à éduquer les gens à partager leur voiture et à créer une marque forte. Aujourd'hui, nous avons atteint une masse critique en termes de communauté qui nous permet de répondre à la demande sur les trajets domicile-travail."
Une stratégie repensée
BlaBlaLines est aujourd'hui au coeur de la nouvelle stratégie de BlaBlaCar, "évoluer vers un service plus granulaire", indique Philippe Botteri. "D'un produit qui permet de se déplacer de ville à ville, BlaBlaCar travaille désormais à construire un produit qui permet d'aller d'une adresse à une autre." La scale-up teste par exemple en ce moment une fonctionnalité permettant à l'utilisateur de visualiser précisément l'ensemble du trajet exact du conducteur pour pouvoir lui demander d'effectuer un détour afin de l'embarquer ou le déposer.
Après avoir bâti une large communauté, BlaBlaCar veut aujourd'hui devenir "plus intelligent, pour mieux comprendre la mobilité des consommateurs et mailler plus finement le territoire en permettant de se rapprocher des trajets en porte à porte". Pour espérer fêter une nouvelle décennie et parvenir à rentabiliser ses activités, l'entreprise devra également se montrer plus pragmatique dans ses choix stratégiques... et davantage bienveillante dans son management.