Autrefois relégué au rang des loisirs pour geeks, nerds et ados, l’eSport a profondément évolué, en termes de graphisme, de stratégie mais aussi dans l’esprit du grand public. La pratique, qui désigne “l’ensemble des pratiques permettant à des joueurs de s’affronter par le biais d’un jeu video en ligne” selon la note d’analyse réalisée par le CEIS, société de conseil en stratégie et management des risques, n’est désormais plus exclusivement réservée aux jeunes. D’après le baromètre de l’association France Esports, 60% des consommateurs d’eSport auraient aujourd'hui entre 25 et 49 ans.
Selon cette même association, l’Hexagone comptabilise ainsi 5 millions de spectateurs et 2 millions de pratiquants contre seulement 800 000 en 2015. Une croissance qui ne devrait pas s’arrêter là. L’entreprise spécialisée dans l’analyse du marché de l’eSport, Newzoo, prévoit une hausse d’audience de 20% par an, ce qui permettrait au marché de peser plus d’un milliard d’euros d’ici 2020 à l’échelle mondiale. L’an dernier, l’eSport a déjà engendré 25 millions d’euros de chiffre d’affaires en France, plaçant le pays juste derrière la Suède et la Russie.
En se professionnalisant et en attirant de plus en plus de joueurs amateurs, l’eSport est en train de devenir une manne financière sur laquelle ont déjà commencé à miser des entreprises et des sponsors comme EDF, Airbus, la SNCF ou encore des clubs sportifs comme le PSG - qui n’ont aucun lien direct avec le secteur. Les revenus issus du sponsoring, des régies publicitaires et des media devraient d’ailleurs frôler les 800 millions d’euros d’ici l’an prochain, soit 82% de l’enveloppe globale.
Par soucis du gain ou de la performance, des équipes et des joueurs se sont laissés soudoyer pour perdre un match ou ont dopé leurs performances grâce à des médicaments. Encore à ses prémices, l’eSport connaît déjà les mêmes dérives que le sport classique.
Des dérives connues à surveiller de près
Dès le début des années 2010, les premiers scandales liés à la triche sont apparues. Pour s’assurer de la victoire ou bénéficier d’un avantage sur leurs adversaires certains joueurs n’hésitent pas à utiliser des logiciels leur permettant de voir à travers les murs (les wallhacks), à travers le brouillards (les maphacks) ou de viser automatiquement leurs adversaires (les aimbots).
En 2014, un joueur du jeu Counter Strike Global Offensive a été banni par le logiciel anti-triche de l’ESEA, l’E-Sports Entertainment Association League.
En réalité, cette dérive touche surtout les compétitions par écrans interposés. “Dans les grandes compétitions, les spectateurs voient les écrans, l’usage d’un tel logiciel est devenu impossible, de même que le remplacement d’un joueur par un autre ” souligne Xavier-Noël Cullman, fondateur d’une association d’eSport à Mulhouse.
Pour éviter ces “mauvaises pratiques”, les éditeurs de jeu video tentent d’intégrer des programmes anti-triche dans leurs produits même si aucun d’entre eux n’est vraiment à l’abri d’un hacker.
Les cas de dopage ont également fait grand bruit dans le secteur, notamment aux Etats-Unis et en Asie. Si la France semblait presque exempt du phénomène, l’ancien joueur Zack Nani a dénoncé la pratique dans une interview pour Numerama. Il y indique que, désormais, l’exception ce “sont les joueurs qui ne se dopent pas” puis avance le chiffre - actuellement invérifiable- de 70 à 80% de joueurs consommant de l’Adderall. Interdit en France,ce médicament est utilisé pour traiter les troubles de l’attention et de l’hyperactivité et permet de rester concentrer sur une tâche.
Après les premiers cas de dopage décelés début 2010, l’Electronic Sports League a commencé à mettre en place des protocoles antidopage lors de certaines de ces compétitions. Une voie que la majorité des autres organisateurs de compétitions n’a pas choisie.
Devant ce vivier de risques, la législation française est-elle à la hauteur ?
Une réglementation qui émerge lentement, très lentement
Le premier texte à donner une existence légale à la pratique est la loi pour une République numérique adoptée le 7 octobre 2016 qui confère un cadre un peu plus spécifique aux compétitions d’eSport, autrefois régies par législation sur les jeux de loterie. “Des déclarations doivent être réalisées avec le nom de l’organisateur, le lieu, la date ainsi que les cash prize précis” précise Xavier-Noël Cullmann. Mais d’ici à pouvoir parler d’une véritable législation, du chemin reste à parcourir.
Aucun corpus n’oblige actuellement la mise en place de tests anti-dopage, aucun organe de médiation ne permet de régler un conflit et aucune fédération ne délivre de licence pour réguler la pratique des compétiteurs. Seule est prohibée la rémunération des joueurs de moins de 12 ans. Même les “Pegi, c’est à dire, les limites d’âge inscrites sur chaque jeu par les éditeurs, ne sont pas toujours respectées” indique Xavier-Noël Cullmann.
Au niveau mondial, quelques chartes commencent à apparaître en Asie mais pas en Europe.
Conscient de tous ces risques et de l’ambition clairement affichée de la Mairie de Paris de faire de la ville une capitale de l’eSport mondiale - le gouvernement tente, petit à petit de réguler les choses. Entre février et juin dernier, il a mené les premières Assises de l’eSport qui ont émergé, en octobre dernier, sur un plan stratégique quinquennal. L’Etat y réaffirme son envie de structurer le secteur, d’un point de vue amateur et professionnel tout en accompagnant son développement économique.
“Un étude sur l’état exact du secteur a été diligentée, les résultats devraient être connus au début de l’année” explique Bertrand Perrin, directeur de l’incubateur Level256 dédié à l’eSport. Déployé il y a tout juste un an par Paris&Co, cet outil vise clairement à jouer le rôle de fédérateur de tous les acteurs de l’eSport et espère bien jouer un rôle dans la structuration de la pratique.
Pour l’aider dans sa démarche, l’Etat doit compter sur toutes les forces à sa disposition : associations sportives, équipes de joueurs, joueurs amateurs, experts des risques, startups du secteur...
L’Etat n’est pas le seul à pouvoir réguler la pratique
“Le secteur en est à ses prémices, le chiffre d’affaires est encore bas, il faut encore démocratiser la pratique. Nous organiserons des conférences pour le grand public, pour expliquer le business autour de l’eSport, les codes du secteur et le fonctionnement” explique Bertrand Perrin. Des places seront également réservées aux joueurs amateurs pour qu’ils s’entraînent. Pour renforcer son poids et lui permettre d’évangéliser les foules, Level256 deviendra la maison de l’eSport le 19 décembre prochain.
Très lié avec le secteur public, l’incubateur jouera aussi un rôle important dans la régulation du marché, au niveau académique, entre autres. “Les formations se multiplient et il faut faire attention car on promet des choses aux étudiants mais le secteur est encore très fermé et peu de joueurs professionnels peuvent en faire leur métier” rappelle Jean-Jacques Brun.
De la même manière, les joueurs professionnels ou qui désirent le devenir doivent être préparés au stress. Une récente étude menée par des chercheurs britanniques démontre que la pression qui pèse sur leurs épaules est équivalente à celle des sportifs de haut niveau.
Team Vitality - la plus importante équipe de France- a déjà pris conscience d’une partie de ces enjeux et de l’importance d’une bonne hygiène de vie pour leurs joueurs. Pour les aider à mieux la gérer, l’équipe a incorporé les locaux du stade de France où ils bénéficieront d’une salle d’entraînement et de séances avec des coachs sportifs pour renforcer leur musculature et leur éviter des blessures. Team Vitality a même fait appel à un ancien sportif, Matthieu Péché, pour épauler l’équipe de Counter Strike. A contrario des risques, un rapprochement entre sport et eSport pourrait être très bénéfique pour le second.
La France, et plus particulièrement la ville de Paris, veulent jouer un rôle de premier ordre dans le secteur. Mais au-delà de ces premiers risques, de nombreuses questions restent encore en suspens. La carrière des joueurs d’eSport débute à 15 ans à peine pour se finir entre 20 et 25 ans. L’éphémérité de ce métier doit pousser les autorités à s’interroger sur les reconversions possibles pour éviter de laisser sur le carreau les champions qu’elles auront poussés. “Il faut mettre tous les acteurs autour de la table dès maintenant” pour réussir à développer cette discipline sur la base de l’intégrité, conclut Jean-Jacques Brun.