Le célèbre catalogue Manufrance de la Manufacture française d’armes de Saint-Étienne est né en 1885 et s’est éteint en 1985. L’entreprise a traversé un siècle d’existence et a survécu à deux guerres mondiales. Elle a été le principal poumon économique de la capitale de la Loire. À son pic, le catalogue d’environ 1 000 pages, contenait quasiment everything, des fusils de chasse au petit électro-ménager. Il était imprimé à 300 000 exemplaires. La manu employait 4 000 personnes cours Fauriel, (un succès dont témoigne la longue page qui lui est dédiée sur Wikipedia).
Les anciens stéphanois inconsolables doivent continuer de pleurer les conséquences de sa disparition sur l’emploi local. Aujourd’hui ses derniers repreneurs essayent de capitaliser sur une marque vidée de tout sens, sous la forme entre autres, d’un site d’e-commerce. Mais que voulez-vous faire, l’âme originale y a définitivement disparu, si vous me demandez mon avis. N’est pas Lip qui veut après tout !
Les Français les plus nostalgiques pourront bien essayer de se consoler sur Ebay ou, clin d’œil de l’histoire, sur Amazon, en achetant surtout des reproductions de certains de ses vieux catalogues annuels aux pages faussement jaunies. Alors, quand deux jeunes ingénieurs, Ulysse Lubin et Romain Guiot-Samson, fraîchement diplômés de Telecom Saint-Étienne, ont eu pour projet de créer un agrégateur de commerces indépendants, appelé everything, cela a pu réveiller des espoirs de future renaissance d’un temps disparu.
Des acteurs locaux du financement qui ont réagi au quart de tour
En 30 mois d’existence, ce projet entrepreneurial réussira à amasser 200 000 euros de subventions et de prêts d’honneur, dont initialement la première Bourse French Tech de la Loire, d’un montant non symbolique de 20 000 euros. Le 13 mai 2019, le cofondateur et directeur général, Ulysse Lubin, a annoncé dans un long texte post-mortem, publié sur Medium et sur Maddyness, qu’ils avaient décidé de fermer les portes de leur pénitencier (oui comme la chanson).
Ayant découvert le lendemain de sa publication sur mon fil d’actualité LinkedIn, cet article très partagé sur les réseaux sociaux, j’ai tweeté
Trop de poncifs dans ce texte mais j'ai apprécié particulièrement cette leçon apprise par (@UlysseLubin) : "Nous avons mis deux ans pour comprendre qu’une communauté avait plus de valeur qu’un produit" https://t.co/E7CRAjcrXJ Osez nommer sa start-up Everything...? #startup
— Michel Nizon (@MichelNizon) 14 mai 2019
Benoît Granger, expert du Financement Participatif, m’a répondu toujours via Twitter
oui, pas mal de lieux communs ! Mais "la communauté"... encore faut il qu'elle soit consistante ! Que les gens vous aiment vraiment, et non cliquent comme ils le font yc pour leur banque (qu'ils n'aiment pas). Prétention de ma part : j'aurais découragé les créateurs dès le départ
— Benoît Granger (@BenoitGranger) 14 mai 2019
Sa dernière phrase m’avait interpellé d’autant plus, qu’Isabelle Coulonjou, chargée d’accompagner la startup pour le compte de la bpifrance, s’interrogeait elle-aussi de manière publique, dans ce commentaire sur LinkedIn
Visiblement l’article de Medium n’avait pas répondu à toutes ses attentes… En message direct sur Twitter, j’avais demandé à Benoît
" Bonjour Benoît, Pourquoi les auriez vous " découragé " ? Je voudrais comparer votre réponse à mes réflexions sur cette start-up, sujet de mon prochain post. Merci."
Benoît a directement publié via Medium un long texte circonstanciel. Il répond parfaitement à toutes celles et tous ceux qui peuvent légitimement se poser encore des questions après avoir lu la prose mediumisée du startupper.
J’ai donc décidé de le reproduire dans son intégralité sans aucun besoin de changer la moindre virgule :
J’avais dit à Michel Nizon, que je lis régulièrement et avec beaucoup d’intérêt, que si j’avais eu un dossier de ce genre, j’aurais tenté de décourager les créateurs, dès le départ, d’après les données de ce récit –et avec beaucoup de prétention de ma part. Mais les réactions offensées d’Ulysse m’ont amusé !
Voilà quelques raisons issues de l’expérience :
1 — les associés : 2 copains mêmes diplômes, même culture (ingénieurs = l’amour du produit !), si j’ai bien compris : c’est une erreur. Il faut s’associer avec quelqu’un d’une culture différente. Un vendeur dans ce cas.
2 — le nom ! ! ! Everything = nothing, ou everybody, c’est nobody. Si vous vous adressez à tout le monde pour leur fournir tout, c’est que vous ne vous adressez à personne pour n’importe quoi. Même si je n’ai pas eu le pitch, l’état d’esprit est là ; et à mon avis c’est une erreur de stratégie
3 — les Bifaces (comme dit Jean Tirole, notre " Nobel " d’économie), ou les plateformes, il y en a des quantités, dans tous les secteurs de services. Donc soit on démarre avec 100 M$ minimum (le B2C, c’est cher), soit avec rien du tout, mais pas entre les deux… Ulysse s’en rend compte a postériori en écrivant " Nous aurions pu créer en un après-midi un blog présentant chaque jour des petites pépites du web "… qui n’aurait rien couté, se serait développé plus lentement, mais en moins sexy ! Alors que c’est le meilleur moyen de créer la fameuse " communauté " en question !
4 — car vendre ses usagers à ses annonceurs — clients, ça suppose que les Usagers constituent vraiment une " Communauté " ! Or ils ont de moins en moins envie, les usagers, de se faire prendre pour des pigeons. Trop d’offres, et parmi elles, trop peu de qualité.
5 — les autres erreurs sont au fil de l’eau, donc je n’aurais pas pu les voir au départ, mais les 2 principales (qui font soupirer les vieux routards…) sont directement issues des ci-dessus : " Les seules personnes à convaincre en early stage, ce sont vos clients. Vos clients et personne d’autre " : Ah bon ! ? et " après plusieurs mois de dev…pas adaptée SEO " : dommage ! ! ! … ce sont des erreurs d’ingénieurs assez typiques…
Tiens, juste un dernier point pour finir d’énerver Ulysse, qui tance son interlocuteur : " Je passe sur le commentaire “Mysogyne” qui n’a rien à faire là et qui est insensé " : il s’agissait d’un commentaire de Michel Nizon sur sa video. Du coup, intrigué, j’ai patiemment regardé la vidéo. En fait, Michel, la confusion vient du titre de la vidéo : " seul à travers l’amérique du sud " " mon voyage en solo "… Il manquait la suite du titre : " avec la copine sur place, qui suit derrière et sourit à la demande ".
Oui, je confirme, il y a bien de la misogynie dans cette vidéo ! Je dois avoir à peu près 45 ans de plus qu’Ulysse, mais je croyais que sa génération était nettement plus féministe, respectueuse et égalitaire !
(Ulysse : ne le prenez pas mal ! quand on publie, on prend le risque d’être lu ; et quand on se met en spectacle, on prend le risque d’être regardé)
3 Leçons à tirer de l’aventure entrepreneuriale d'Ulysse Lubin
Leçon #1 : Les 200 000 euros réunis ont représenté une véritable malédiction pour ses cofondateurs car cette somme les a détournés du focus indispensable sur nos 3 fondamentaux : Communauté, Faisabilité et Modèle Économique
Leçon #2 : Une Fiche d’Analyse kchehck commandée préalablement par everything.fr à la demande expresse de la Banque Publique d’Investissement (je m’autorise ici le droit de rêver 5 minutes), aurait permis d’éviter l’effet d’entraînement type boule de neige noire, de la Bourse French Tech accordée.
Toutes ces organisation auraient pu éviter de dépenser collectivement en pures pertes 200 000 euros : bpifrance, Crédit Agricole, Inovizi, l’incubateur USE’In via le concours start’In Challenge, Réseau Entreprendre Loire, le fond d’innovation de Saint-Étienne Métropole ou D2IN,…
J’espère n’avoir oublié personne, tant cette liste est douloureusement longue !
Leçon #3 : Ulysse Lubin a bâti un mur berlinois entre, sa personnalité originale, sa passion pour les voyages et sa première aventure entrepreneuriale. Son erreur de jeunesse est de ne pas avoir su opérer un mix des 3.
Le site everything.fr avec ses 31 catégories est effectivement une jungle confuse où il est facile de perdre du temps, en plus sans rien y trouver d’intéressant à titre personnel.
C’est l’inverse du but recherché même si en terme de présentation, le site Web est très soigné, merci je suppose, au plus discret CTO, Cyrille Maillot.
Il n’est jamais trop tard pour bien faire...
La seule envie de fièvre acheteuse qu’a suscité Ulysse Lubin chez moi est grâce à la fin de sa vidéo sur son expédition de deux mois en Amérique du Sud. Une fois visionnée, vous n’avez qu’une envie, c’est prendre un billet d’avion pour Santiago, après avoir réservé sur Booking.com votre séjour à l‘auberge de jeunesse CASA ROJA. Les effets du séjour prolongé dans l’hostel de la capitale chilienne sont brièvement mais dynamiquement mis en images à partir de 17:44 mn dans sa vidéo.
Attention, ce trou noir pour reprendre l’expression d’Ulysse Lubin, pourrait bien vous faire rater vous aussi, votre avion retour…
J’ai voulu vérifier. La catégorie Voyage fait effectivement partie du site Everything.Cependant la lecture de son contenu ne vous procurera aucun désir. A contrario, les dernières paroles entendues dans la vidéo, constituent une hymne à la sérendipité et une invitation à partir en solo, pour revenir avec de nouveaux ami(e)s
"N’ayez pas peur des autres, N’ayez pas peur de prendre votre sac à dos et de partir à l’autre bout du monde, même seul(e), même sans aucun plan. Parfois c’est comme ça que les aventures les plus folles commencent"
Ulysse pourrait transformer everything.fr en une sorte de nouveau Guide Interactif du Routard Galactique, créer une communauté autour de ses vidéos de voyage et enfin commercialiser des liens sponsorisés. ?
Le titre de ce post est inspiré par ce commentaire de Ulysse Lubin sous sa fameuse video
"Au fait… j’ai raté mon raté mon avion retour pour la France. Mais ça valait le coup car j’ai pu appeler ma mère et lui dire : maman j’ai raté l’avion… J’ai menti ça ne valait pas du tout le coup. ça m’a coûté 550 balles cette histoire ! Tout ça parce que je ne sais pas lire l’heure."