Seul en scène à la manière d'un Steve Jobs, Éric Salobir pitche son message. Devant ce parterre d'hommes d'affaires, pas de business plan ni d'objectifs à atteindre mais des mots comme "éthique" ou "bienveillance". Éric Salobir est prêtre, membre de l'ordre des Dominicains. Et depuis huit ans "consulteur" du Saint-Siège. En d'autres mots, un expert de ces problématiques émergentes qu'affronte l'Église. Son domaine ? Les nouvelles technologies où ce geek revendiqué a acquis en quelques années une réelle crédibilité.
"Il faut repolitiser la technologie, la replacer au coeur des débats dans une société que je trouve assez fragilisée, en perte ou en recherche de nouveaux repères", expliquait-il récemment à l'AFP, en marge du congrès de l'Industrie du futur à Lyon, dans le centre-est de la France. "Cela veut dire mener une réflexion éthique - je préfère ce mot à morale, qui peut donner l'impression d'un retour de l'ordre moral", ajoutait cet homme mince à l'allure juvénile, aujourd'hui sanglé dans un costume branché, mais n'hésitant pas en d'autres occasions à arborer l'habit blanc des Dominicains.
Né il y a 49 ans dans le Pas-de-Calais (Nord), dans une famille "pas spécialement croyante mais très humaniste", Éric Salobir débute comme banquier d'affaires au Crédit lyonnais. Mais il rejoint en 2000 l'ordre des Prêcheurs (le nom officiel des Dominicains) au sein duquel il entreprend des études de théologie et de philosophie. "Les Dominicains sont depuis l'origine un ordre indépendant, intellectuel, dont les frères approfondissent souvent des questions théologiques. Ce n'est donc pas très étonnant de voir quelqu'un comme Éric s'intéresser à des
questions pointues", note Aymeric Christensen, rédacteur en chef de l'hebdomadaire chrétien La Vie. Ses supérieurs l'envoient aussitôt diriger le site web du Jour du Seigneur, une association liée à l'ordre. Il s'y passionnera pour les nouveaux médias, avant d'élargir ses centres d'intérêt aux technologies et en particulier aux implications sociétales de l'intelligence artificielle. "Il avait déjà ce côté techno. Dans son bureau, il avait tout cet attirail de nouveautés, de gadgets de la culture geek", se rappelle le jeune réalisateur catholique Amaru Cazenave qui l'a connu à l'époque.
En 2011, le chef des Dominicains, Bruno Cadoré, le nomme responsable des médias, ce qui l'amène à vivre régulièrement à Rome. Conscient de la nécessité de renforcer les passerelles entre l'Église et la Silicon Valley, Frère Salobir parvient en quelques années à structurer un réseau de grands noms de la tech intéressés par les questions éthiques, Optic. S'il préfère rester discret sur l'identité des membres de ce réseau, Éric Salobir admet "échanger beaucoup" avec le mathématicien français Cédric Villani. Tout comme avec le patron du MIT Media Lab, Joichi Ito, qui siège au conseil d'administration du think tank. "On a beaucoup parlé avec Éric des conférences TED au cours desquelles des experts interviennent en quelques minutes sur des sujets de pointe en les rendant accessibles." "Quand on a commencé à parler d'Optic, il avait à coeur que cela ressemble à ça", ajoute Amaru Cazenave.
Fan de Black Mirror et Star Trek
Le but d'Optic : essayer d'intégrer le plus en amont possible l'exigence éthique dans les projets technologiques. "On peut se laisser entraîner au pire avec les meilleures intentions du monde, comme dans la dystopie de Black Mirror" - "superbe série", commente Éric Salobir. "Une grande entreprise, c'est comme un paquebot. Son capitaine ne peut pas lui faire faire demi-tour facilement. Mais si le Titanic avait dévié sa trajectoire de 2 ou 3 degrés, il n'aurait pas coulé. Le plus souvent, il ne faut ni déconstruire ni faire demi-tour, mais juste infléchir les trajectoires." L'ignorance de l'éthique peut "tuer une entreprise", prophétise-t-il, en se refusant toutefois à "jouer les Cassandre". "Je vois de plus en plus d'acteurs du privé qui en prennent conscience".
Le prêtre reste discret sur la nature de ses liens avec le pape. "Par définition, les rencontres qui ne sont pas officielles sont confidentielles. Tout ce que je peux dire, c'est que le Saint-Père est informé et travaille ces questions-là." Si Éric Salobir est ainsi venu à incarner la voix de l'Eglise sur les enjeux des hautes technologies, cela "tient essentiellement au fait qu'il a bossé très sérieusement ces questions", note Aymeric Christensen. En plus de son évident charisme et de son entregent. "Il ne se repose jamais sur ses acquis, une qualité rare. Il fait en permanence des mises à jour de son propre logiciel." Et "en bon fan de Star Trek, il a un côté explorateur bien ancré".