Comme chaque soir avant de passer à table, Emma eut envie de s’offrir une petite danse. La seule pensée de la musique qui la faisait tant vibrer suffit à déclencher le morceau qui résonna dans sa tête, activé par son nano-robot cérébral qui avait accès, en temps réel évidemment, à plusieurs dizaines de milliers de teraoctets de musique. Les jours où Emma se sentait plus aventurière, le bot prenait l’initiative de passer à la moulinette les morceaux qu’elle avait l’habitude d’écouter pour dénicher, dans l’immense bibliothèque mondiale, un morceau qui convenait, à coup sûr, à l’humeur et aux envies du moment d’Emma. La recommandation avait mis fin au choix depuis le début des années 2030. Les bots savaient depuis de nombreuses années déjà comment contenter leurs hôtes de manière on ne peut plus pertinente, sans que ceux-ci n’aient plus jamais à réfléchir.
Sur Mars, au même moment, sa fille, son gendre et leurs deux enfants venaient d’achever la lecture collective des Adieux à la Reine. Après être passés à table, comme tous les soirs ils se retrouvèrent dans le salon immersif pour choisir un film à vivre. L’intelligence artificielle de Netflix analysait, tout comme le faisait le nano-robot pour la musique, les envies de chacun pour proposer un film qui plairait à tous. Mieux, les plus riches pouvaient s’offrir une intelligence artificielle qui créait, en direct et de toutes pièces, un film correspondant aux goûts et aux envies du spectateur.
La culture avait complètement mué au fil des années, sur Terre comme sur Mars. Sur la planète rouge, la Grande Culture regroupait la production des écrivains des siècles passés, des artistes qui utilisaient de véritables matières et des musiciens qui n’avaient besoin de rien d’autre que leur cerveau (non augmenté) pour créer de fabuleuses mélodies. Amenée par infimes poignées d’une planète à l’autre, la Grande Culture était réservée aux élites, tandis que la culture de masse, exclusivement produite par l’intelligence artificielle, était monnaie courante chez les familles moins aisées. Sur Terre, le clivage était différent puisque seuls les plus riches avaient accès à la production individualisée permise par la technologie. Les autres, eux, devaient se contenter des livres oubliés dans les bibliothèques et des films produits dans des conditions réelles, sans une once d’intervention technologique.
À des milliers de kilomètres de la Terre, seuls les plus grands aficionados de musique trouvaient encore un intérêt à la création musicale d’avant 2050. Quant aux quelques rares oeuvres d’art qui avaient fait le voyage d’une planète à l’autre, elles étaient présentées dans des espaces tout à fait exclusifs, uniquement accessibles aux plus privilégiés des citoyens. Grâce aux dernières technologies et aux recherches menées par les intelligences artificielles sur les éléments biographiques des plus grands artistes, d’éminents peintres retrouvèrent une conscience et accompagnaient régulièrement leurs oeuvres exposées dans des endroits exceptionnels, pour converser avec les amateurs d’art. Van Gogh pouvait reprendre vie pour le mariage d’une fille de ministre, tout comme Andy Warhol s’animait pour une soirée caritative.
Dans cet esprit de faire revivre le passé, de nouveaux parcs à thèmes virent le jour. Alors que l’hologramme permettait de redonner chaire aux animaux disparus, de nouveaux parcs de chasse se mirent à sortir de terre. On ne tuait plus les animaux pour se nourrir, trop barbare, mais il était jouissif pour certains de tuer de parfaites illusions de bêtes hors d’âge qui ne cotoyèrent jamais les Hommes.
Mais l’activité préférée de tous était sans conteste celle que chacun pratiquait, seul, le soir venu, dans son lit. Les fantasmes les plus extraordinaires se trouvaient alors à portée de pensée. Tandis que les nuits avaient été considérablement raccourcies grâce à l’optimisation chimique du sommeil, la soirée était réservée à la seule production d’endorphines. Ce soir-là, Emma décida par exemple de terminer sa journée dans la peau de Kate Moss. Elle s’allongea, se glissa sous ses draps et activa mentalement l’“histoire immersive” proposée par son nano-robot cérébral. Elle se sentit partir et en moins de quelques secondes se retrouva propulsée dans une séance de shooting photo, dans le corps de la brindille.
Sa fille, elle, avait choisi, comme presque tous les soirs, de retrouver son mari dans une réalité alternative qui combinait leurs fantasmes. Tout leur était accessible. Que ce soit un lieu exotique, bien loin de la boîte de verre et de métal dans laquelle ils avaient le sentiment d’être confinés sur Mars, mais aussi des partenaires ou encore des aptitudes physiques que ni l’un, ni l’autre ne possédaient dans la vraie vie. Pour rendre l’expérience virtuelle plus réelle, les deux amants avaient, comme toujours, pris le soin d’avaler leur pilule à orgasme, qui, malgré l’absence réelle d’interaction physique, en recréait parfaitement tous les effets. Y aller à deux était l’assurance d’en revenir, car dans de nombreux cas, les individus, qui cherchaient à faire durer leur plaisir, pouvaient se perdre bien plus longtemps qu’il ne l’aurait fallu dans cette seconde réalité de bonheur et d’extase. Certains souhaitaient véritablement ne pas retourner à leur vie réelle et commettaient alors une sorte de suicide au bonheur en se laissant vivre dans cette réalité alternative. Ils finissaient par mourir de faim et de soif sans que leur Roboatou ne puisse intervenir. Une fois parti dans ces chimères, rien ne pouvait en extirper un individu tout abandonné à son plaisir. Mila et Ango en connaissaient les risques, mais ces séances étaient devenues, au-delà d’une simple parenthèse enchantée dans leurs vies, une véritable thérapie de couple, sans laquelle ils ne pouvaient tenir. Ziko et Lilo eux, ne pourraient débloquer cette île aux fantasmes avant d’avoir atteint un certain âge. Lilo plongea dans un pays en barbe à papa tandis que Ziko, nostalgique d’une planète qu’il n’avait jamais connu, décida comme tous les soirs d’aller explorer la Terre, qu’il ne connaissait qu’à travers sa grand-mère. Un avant-goût, avant, il l'espérait, de pouvoir faire le voyage pour de bon.