Dans un contexte où l'abstention n'a jamais été aussi haute et l’engagement associatif en berne, que signifie aujourd'hui, être citoyen ?

Pour moi être citoyen, c’est se poser les bonnes questions : “Quel est le changement que j’ai envie de promouvoir, et comment transformer la société en allant au-delà du vote ou d’une pétition en ligne ?” L’objectif c’est de montrer que l’engagement va plus loin qu’une action ponctuelle, en montant par exemple un collectif ou une association. Mais cela demande d’avoir du temps. Or le temps, ce sont surtout les étudiants et les retraités qui en ont. Pour les autres, il s’agit plutôt de trouver du sens dans le cadre de leur entreprise : je pense vraiment que le bénévolat de compétence est l’avenir de l’engagement.

Comment faire pour aider les entreprises à aller en ce sens ?

Aux États-Unis, ils ont déjà plus cette culture. Mais en France cela décolle aussi, et ce sont même les entreprises qui viennent nous voir, dans le cadre de la guerre des talents. Et cela dépasse le cadre de la bonne action ponctuelle, de la tâche : les salariés mobilisés veulent vraiment utiliser leurs compétences, que l’on joue sur leurs idées, leur créativité.

À quoi ressemblera le super-citoyen de demain ?

Un super-citoyen n’est pas nécessairement un entrepreneur social, mais quelqu’un qui réfléchit aux problèmes dans son ensemble. C’est un peu celui qui s’engage pour des associations et qui comprend la cause, qui peut l’expliquer, rassembler d’autres personnes autour de cette cause. Par exemple, pour les réfugiés, il y a la question du passage en zone de sécurité, de l’accès aux biens de première nécessité, et de l’insertion. Aujourd’hui, le super-citoyen doit pouvoir gérer ces trois thématiques, et être force de proposition : il développe une application, il élabore le business-plan pour l’incubateur qui va accueillir les réfugiés.

Concrètement, par quoi cela va-t-il passer ?

Ce qu’il faut, c’est réussir à multiplier ces super-citoyens qui vont polariser tout l’engagement, et le vivre à fond pendant une période donnée, qui vont générer un mouvement de citoyens. Ils sont des locomotives, et sans eux les choses ne bougeraient pas tant. Pour moi, ceux dont on ne parle pas assez ce sont les community organizers, les ponts entre les gens sur le terrain et les leaders. A la manière de ce que font les antennes des partis politiques par exemple. Barack Obama était lui-même community organizer à Chicago avant de devenir président ! C’est un peu ce qu’il fait aujourd’hui avec sa fondation des super-citoyens : ils ne sont ni entrepreneurs ni professionnels, mais ils organisent des groupes avec des citoyens sur les sujets qui les intéressent.

Tout le monde n’est pas fait pour être en mode entrepreneur à temps plein, mais la question c’est de savoir comment faire émerger des role models. On a toujours l’impression qu’il faut hypothéquer sa maison et s’y dédier, mais en fait il suffit d’avoir les bons projets et les bonnes personnes, d’où l'importance des réseaux. Chez Make Sense England, il y a une bénévole, Hera Hussein qui a monté une association de lutte contre les violences faites aux femmes. C’est un réseau qui s’est monté sans aucun professionnel, grâce aux nouvelles technologies. C’est ça, les super-citoyens, des individus qui lancent des mouvements.

Quel rôle les CivicTech pourront-elles jouer là-dedans ?

Les CivicTech permettent seulement au citoyen de faire plus, malgré le temps réduit. La vraie nouveauté c’est que les partis politiques commencent à s’y mettre, on l’a vu avec le Mooc d’En Marche sur l’engagement. Trop souvent les CivicTech ne vont pas plus loin dans l’engagement que la simple pétition. Mais je pense qu’il va y avoir un effet de bascule dans les mois qui viennent : depuis la Cop 21, il y a un vrai sentiment d’urgence qui va faire passer les individus à l’action. Il n’y a plus cette opposition comme il y a 50 ans entre le monde de l’entreprise et le monde associatif. La preuve, plus de la moitié des étudiants en école de commerce veulent travailler dans l’Economie Sociale et Solidaire (ESS).

Est-ce que les nouvelles technologies renforcent notre engagement/notre citoyenneté ou est-ce qu'au contraire elles nous en éloignent ?

En premier lieu elles permettent de s’organiser beaucoup plus facilement qu’avant : Facebook et les réseaux sociaux ont largement aidé à structurer et coordonner les projets, et surtout à réunir les porteurs d’idées et les personnes prêtes à s’engager. Mais ce qui est sûr, c’est que la technologie à elle seule elle n’est pas vecteur d’engagement : il faut dépasser cela, et basculer hors ligne. Le but de ces plateformes doit être de pousser à la rencontre dans la vraie vie, car il n’y a rien qui remplace les milliers de manifestants. Le numérique doit amplifier ces mouvements mais pas les remplacer.

L’objectif, c’est de développer l’empathie, le care et cela passe par la rencontre. Et cela empêche aussi les fake news, en rencontrant les réfugiés on dépasse ses a priori, cela évite de créer une réalité distordue derrière son écran. Les technologies peuvent aussi aider en suivant l’avancée de l’engagement, comme le fait la startup indienne Social Cops : ils utilisent les datas pour mesurer les améliorations aux problèmes les plus critiques.

Dans un futur parfait, les intelligences artificielles et les robots feraient toutes les tâches répétitives et ennuyeuses, donc les citoyens auraient beaucoup plus de temps pour s’engager, pour changer la société. L'engagement citoyen, serait ainsi une nouvelle manière de donner du sens à sa vie. C’est vrai que ça peut paraître utopiste mais en même temps c’est une évolution naturelle. Et si, pour s’en assurer, on inscrivait dans la loi un minimum d’engagement obligatoire, en tant que devoir citoyen ? On peut même imaginer que l'engagement donne droit à des abattements fiscaux, à un crédit de formation…

Peut-on encore être citoyen français ? Est-ce qu'on n'est pas citoyen à différentes échelles, du quartier, de la ville, du monde ?

Oui complètement, et c’est un autre avantage des nouvelles technologies. Au début de la crise des réfugiés en Allemagne, seuls les Allemands se mobilisaient. Mais très vite, grâce aux réseaux sociaux, le mouvement a dépassé les frontières de l’Allemagne et même de l’Europe. Des citoyens de pays comme la Hongrie, dont les gouvernements sont pourtant fondamentalement opposés à ces initiatives, ont eux aussi rejoint le mouvement. Enfin la Commission européenne nous a contacté pour participer, preuve que ces entités supranationales ont conscience que l’engagement n’a pas de frontière.