En 25 ans, les Français ont perdu en moyenne 18 minutes de sommeil par nuit, selon l’Insee. 62% déclarent souffrir au moins d’un trouble du sommeil (difficulté à s’endormir, réveil nocturne…) La faute aux écrans qui envahissent notre quotidien, à un mode de vie de plus en plus contraint, au stress permanent… Le sujet, longtemps négligé, fait aujourd’hui les gros titres de la presse généraliste et féminine. «Comme le sport ou l’alimentation, le manque de sommeil est en passe de devenir un enjeu de santé publique» pronostique Nicolas Goarant, ancien député parlementaire qui a ouvert un pop-up à Paris sur les objets liés au sommeil durant un mois à l’été 2017. Le Think Tank Terra Nova s’est même fendu d’un rapport sur la questions en 2016, préconisant par exemple une «éducation au sommeil» à l’école, de compléter le slogan «Manger mieux et bouger plus» par «bien dormir», ou encore d’encourager les entreprises à créer des «salles de sieste».
Une croissance annuelle de 6%
Ce ramdam a forcément fini par attirer le secteur de la technologie, toujours à l’affût de la dernière tendance. On a ainsi vu fleurir des dizaines d’applications, d’objets connectés miracles, des réveils olfactifs, des «simulateurs d’aube», des casques «capteurs d’activité cérébrale»… Sans compter les startups spécialisées dans les tisanes bio ou la livraison de matelas. Au dernier salon de Las Vegas, la Sleep Tech avait son espace dédié et elle a même été nommée «tendance de l’année» par le magazine américain Inc. 161 projets liés au sommeil sont actuellement répertoriés sur Kickstarter dans la catégorie "technologies" et d’après une étude Persistence Market Research, le marché mondial devrait atteindre 80,8 milliards de dollars en 2020, avec une croissance annuelle de 5,7%.
L’orthosomnie, ou l’obsession de la mesure du sommeil
Dans cette jungle, le meilleur cotoie le grand n’importe quoi. Et difficile de s’y retrouver, car tous les fabricants avancent des arguments scientifiques. Les applications (Sleep Cycle, Sleep Better, Réveil Bonjour…) promettent d’analyser le cycle de sommeil pour fournir une multitude de données et vous réveiller «au bon moment», c’est à dire en phase de sommeil léger. Certaines applis proposent en outre de prévenir les ronflements en faisant vibrer le téléphone, ou de créer un «journal de rêves».
De l’autre côté, les applis orientées «bien-être» : on y trouve les applis de musique de relaxation (Relax Mélodies, Bruit blanc, myNoise…) et de méditation (Bien dormir hypnose, Petit Bambou, RespiRelax, Bonne nuit…). Enfin, les objets connectés censés améliorer le sommeil ou l’endormissement, comme l’oreiller de la startup française Moona, qui ajuste sa température, la veilleuse Aura de Withings basé sur des sons et lumières adaptés au cycle du sommeil, ou encore le bandeau Dreem de la startup française Rythm, qui émet des stimulations sonores pour augmenter le temps de sommeil profond.
Cette débauche de technologie a de quoi laisser perplexe. A l’instar de l’orthorexie, la manie de compter et mesurer chaque calorie et chaque nutriment de ce que nous mangeons, étudier frénétiquement le moindre mouvement de son sommeil est susceptible de virer à l’obsession. Une nouvelle «pathologie» à qui l’on a même donné un nom : l’orthosomnie. Que tirer de la montagne de graphiques et de chiffres délivrés par les applications ? En quoi savoir que vous bougez beaucoup la nuit peut-il vous aider à mieux dormir ?
« La plupart des objets se contentent de fournir des données brutes et n’offrent aucune solution concrète. C’est choquant car cela laisse les gens désespérés » - Hugo Mercier, cofondateur de Rythm
La tech contre les somnifères ?
Certaines applis seraient carrément contre-productives, à en croire les spécialistes. «Il est inepte de décréter qu’un sommeil est profond ou non à partir des seuls mouvements. Et c’est sur ces critères faux qu’on réveille la personne en lui faisant perdre vingt minutes de sommeil dont elle a besoin !», s’agace la neurobiologiste Joëlle Adrien, à la tête de l’INSV (Institut National du Sommeil et de la Vigilance). D’autres médecins sont au contraire convaincus de leur utilité. «Les données constituent un précieux outil de pré-diagnostic», appuie Maxime Elbaz, qui dirige le Centre du sommeil et de la vigilance Hotel Dieu à Paris. Son service a d’ailleurs lui-même développé une application gratuite, iSleeping by iSommeil. Il est convaincu que cela peut pousser les patients à consulter. Le docteur François Duforez, un de ses collègues de l’Hôtel-Dieu, y voit lui aussi un parallèle avec les thérapies comportementales et se réjouit du succès de ces objets comme alternative aux médicaments. Rappelons-le, les Français sont les deuxièmes consommateurs européens de benzodiazépines, les somnifères les plus utilisés, derrière l’Espagne. Près de 13,4% de la population française y a eu recours en 2015, selon les données les plus récentes de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé). Après tout, mieux vaut être accro aux bruits de pluie et aux réveils en lumière rose qu’aux anxiolytiques. «Il y certainement un effet placebo important», reconnaît Nicolas Goarant. «Mais pourquoi pas, quand on sait que celui-ci joue pour 30% de l’efficacité d’un médicament ?».
On peut en revanche s’interroger sur la pertinence d’un oreiller «Pillow Talk», un oreiller qui permet de «synchroniser» son sommeil avec celui sa son (sa) conjointe(e) quand il dort à des milliers de kilomètres, grâce à un bracelet qui détecte ses battements de coeur. Ou du coussin-robot de Somnox bourré de capteurs qui donne «l’impression de tenir quelqu’un dans ses bras».
Beaucoup de candidats, peu d’élus
Alors la sleep tech a-t-elle un réel avenir ? Les franches réussites comme celles du réveil olfactif de la jeune pousse Bescent (ex Sensorwake) restent rares. Ce dernier s’est écoulé à 25 000 exemplaires et la startup vient de lancer une deuxième version après avoir levé 1,6 million d’euros en 2017. Mais sur les 161 projets de Kickstarter, les deux tiers n’ont pas trouvé de financement et certains toujours en cours ne dépassent pas les 30 contributions.
«Le marché pour des produits chers (plus de 150 euros), parfois invasifs, et dont les bénéfices ne sont pas rapidement compris par le consommateur aura du mal à être mainstream», prophétise Guillaume Rolland, fondateur de Bescent
«Il y aura forcément un gros écrémage» renchérit Nicolas Goarant, pour qui la pérennité de la plupart des objets connectés est plus qu’incertaine. «Le secteur attire énormément d’investisseurs, car c’est un sujet tendance pour lequel il y a un énorme marché», poursuit Hugo Mercier. «Mais au-delà des 40 millions d’euros, les investisseurs ne vous jugent plus sur une idée mais sur des résultats». Il y a donc de la consolidation dans l’air. «Toutes les solutions sont aujourd’hui trop fragmentées», met en garde un rapport de Report Linker. «Il n’existe pas encore de plateforme où le consommateur peut centraliser ses données».
Car les données, c’est justement la mine d’or sur laquelle espèrent capitaliser les fabricants. En mai 2017, Apple a ainsi racheté la startup Beddit, conceptrice d’un bandeau connecté à placer sur son matelas pour analyser les mouvements lors de la nuit. Une brique en plus dans l’offre de santé de la marque à la pomme, qui propose déjà des centaines d’applications de sommeil sur son Apple Watch. De quoi peut-être servir à son médecin. Mais d’autres acteurs sont eux aussi intéressés. L’assureur américain Aetna ou le fabricant de matelas Casper récompensent ainsi par une prime les salariés dont le bracelet connecté atteste de longues nuits. Quand on vous dit que le sommeil, c’est du business.