Maddyness : Le Mobile World Congress (MWC) se tient en ce moment à Barcelone, vous y êtes. Qu’est-ce qui vous a marqué ?
Christel Heydemann : Nous sommes au MWC et l'IA est partout ! Et pourtant nous ne sommes qu’au tout début de cette révolution IA. Tous les acteurs du secteur veulent jouer un rôle et proposent de nombreuses applications pour gagner en efficacité ou mieux servir les clients. Les infrastructures réseau seront critiques pour permettre l'adoption massive de l'IA.
M : Justement, comment vous emparez-vous de l’IA chez Orange ?
Christel Heydemann : Nous avons développé plusieurs grands cas d’usage au sein du groupe. Nous utilisons déjà l’IA dans notre relation client, dans nos réseaux, autant pour les techniciens de terrain que pour le design et le pilotage de nos infrastructures comme la gestion intelligente du trafic ou les opérations de maintenance. Cette activité dans nos réseaux implique beaucoup de données, et l’IA nous permet de les utiliser au mieux. Nous nous servons aussi de cette technologie pour nos solutions de cybersécurité et pour nos usages internes, sur tous les métiers au sein de l'entreprise.
M : En interne, comment avez-vous fait avec vos salariés ?
CH : Chez Orange, nous avons fait le choix de mettre l’IA dans la main des collaborateurs. Nous avons formé plus de 50 000 salariés. Plutôt que d'avoir des collaborateurs qui prennent leur abonnement OpenAI ou autre sur leur portable, et qu’ils exposent les données de l’entreprise à un environnement non sécurisé, nous avons mis des outils à disposition pour eux dans un environnement sécurisé. Et pour cela, nous avons créé une interface où nous leur donnons la possibilité de choisir le modèle de LLM qu’ils souhaitent utiliser. Ils peuvent voir ensuite le coût de leur requête et leur empreinte carbone. Ainsi, nous voulons les accompagner sur le fait que parfois, le bénéfice ne justifie pas d'utiliser de l’IA. Il faut que chacun apprenne à utiliser l’IA en tenant aussi compte de l’impact environnemental. C’est une bataille de tous les jours de ne pas augmenter notre consommation électrique. Donc nous faisons en sorte que chacun en ait conscience et maintienne au mieux cela sous contrôle.
M : Vous avez annoncé un partenariat avec Mistral AI lors du Sommet de l’IA. Que va-t-il vous apporter ?
CH : Mistral va nous aider à optimiser l'efficacité dans nos réseaux, que ce soit pour la qualité du travail de nos techniciens sur le terrain, le pilotage centralisé, ou encore la maintenance prédictive.
Mistral va également accompagner nos équipes de recherche, afin de concevoir la meilleure infrastructure réseau de demain qui permettra de passer l'IA à l’échelle. Nous sommes au tout début de l’IA et de ses usages.
Nos réseaux ont été conçus au départ pour faire de la voix. Ensuite est arrivé le mobile, la data, Internet, et enfin la vidéo. Nous avons fait et investi beaucoup pour faire évoluer nos réseaux, pour faire du streaming vidéo. Or aujourd’hui, l’avènement de l’IA, qui intègre et analyse des données diverses, nécessite de la basse latence, proche du temps réel. Donc, sur ces sujets, nous nous sommes dit que les équipes de Mistral, qui sont à la pointe du design des modèles d’IA pourraient nous aider. Que nous pourrions combiner nos savoirs-faires de réseau avec le savoir-faire de Mistral.
Enfin, nous allons aussi permettre à Mistral d’accéder au marché des entreprises, un secteur très important pour Orange et que nous souhaitons accompagner vers l’IA. Nous allons distribuer les solutions de Mistral auprès de nos clients professionnels, et notamment auprès des PME, sur environnement mobile.
M : Ce partenariat est-il pour vous un enjeu de souveraineté ?
CH : Évidemment, quand on est en France, et quand on participe au sommet de l’IA, et surtout parce que Mistral progresse très vite, on choisit les solutions françaises. Nous travaillons aussi avec LightOn depuis près d’un an, et on progresse très bien avec eux aussi. Nous avons gagné de belles références ensemble. Cela fait partie de notre rôle d'acteur de l’écosystème d’aider les startups françaises à scaler.
Cependant, nous travaillons aussi avec d’autres acteurs du secteur comme Open AI. Nous allons par exemple collaborer avec eux sur l’intégration des langues régionales africaines aux modèles d'IA générative. Ces modèles pourront servir nos services clients en Afrique pour parler la langue de nos clients. Nous travaillons aussi avec Gemini ou Anthropic en interne.
Nous ne sommes jamais exclusifs dans ce monde de la technologie. Nous voulons la meilleure technologie et développer l'écosystème d’innovation dans sa globalité.
M : N’est-ce pas contradictoire de vouloir une souveraineté en Europe et d’utiliser OpenAI en matière d’IA ?
CH : « Souveraineté » ne veut pas dire fermer les frontières. Nous serons d'autant meilleurs en Europe et compétitifs que nous serons ouverts. La concurrence a du bon dans la technologie. Et si nous voulons que nos startups, que nos champions européens soient les meilleurs, il faut évidemment utiliser les meilleures technologies. Maintenant, effectivement, quand on a des champions français et européens, c'est aussi notre rôle de soutenir l’écosystème.
Nous avons pleins de champions dans le monde de la santé, dans le monde de la défense, dans le monde des télécoms. C’est là où il faut se dire « créons, permettons à ces champions de rester les champions ». Il faut permettre à toute une chaîne de valeur, tout un écosystème de grandir grâce à ces cas d'usage comme ceux des infrastructures ou d'autres tout aussi critiques, et qui sont des sujets de souveraineté.
M : Quelle est votre politique d'open innovation chez Orange ?
CH : Nous avons une politique d’Open Innovation très dynamique qui s’appuie sur des collaborations et des partenariats avec de nombreux acteurs de la tech. Cela fait aussi très longtemps que nous travaillons avec l'écosystème de startups en France. Et c'est dans notre intérêt de plus travailler avec elles. Et pas qu’en France d’ailleurs ! C'est une demande très forte dans tous les pays où nous opérons que de pouvoir accompagner l'écosystème de startups. Nous collaborons historiquement avec un certain nombre de startups et les scale-ups. Nous sommes devenus soit client pour elles, soit un distributeur, soit nous les avons aidées à se développer. Ce que nous leur apportons, c'est entre autres cette capacité à travailler dans le secteur public. C'est la garantie de confiance d'un acteur comme Orange, qui est évidemment solide et pérenne. Après, il y a aussi des startups qui ont parfois du mal à travailler avec nous, soit parce que leur solution ne répond pas à une problématique qu'ils peuvent avoir, soit parce que nous avons un certain nombre de contraintes, liées par exemple à la cybersécurité. C’est parfois difficile pour des startups de devenir nos fournisseurs, parce que les contraintes qu'on nous impose, nous les imposons sur notre chaîne de valeur et sur nos partenaires.
Mais globalement, nous avons toute une palette d’innovations dans tous les métiers. Nous sommes aussi partenaires de « Je choisis la French Tech ». Et nous faisons partie des bons élèves !
M : Est-ce que vous voyez autour de vous, dans les groupes du CAC 40, une volonté plus grande de collaborer avec les startups ?
CH : Je crois qu'il y a beaucoup de grands groupes qui ont adopté ce mode d'innovation ouverte. Ils ne feront pas marche arrière, parce que de toute façon, l'innovation est devenue transverse et cross-sectorielle. C’est impossible pour une entreprise de se dire qu’elle va tout faire toute seule.
Et nous voyons à quel point la technologie joue un rôle clé d'accélérateur sur beaucoup de domaines, que même pour transformer les entreprises et pour amener les meilleurs services clients, nous avons besoin de cet écosystème d'innovation.
Maintenant la réalité des grands groupes c'est que nous avons beaucoup de contraintes, de régulations sur la protection du consommateur, sur la data privacy, sur la sécurité, sur notre empreinte carbone, etc. Des règles de régulation qui sont d’ailleurs très différentes d'un pays à un autre en Europe. C’est un des sujets sur lesquels nous devons avancer.
M : Sur l'Europe, vous plaidez pour un « 28ème statut » afin d’harmoniser les règles pour les sociétés en Europe. Pourquoi c'est important pour Orange mais aussi pour les startups ?
CH : Pour nous, c'est important parce que nous sommes implantés dans plusieurs pays européens. Et nous voyons bien que l'Europe est un grand marché très fragmenté, avec de multiples réglementations nationales. Il y a par exemple beaucoup de sujets, comme ceux liés au paiement ou aux contraintes environnementales, qui nécessitent de s’adapter à chaque pays. Cela ne permet pas assez aux entreprises de bénéficier d’une certaine taille critique et de tout le potentiel de ce grand marché. Nous sommes un grand groupe, donc nous avons appris à fonctionner dans ce marché fragmenté, et nous sommes dans un métier qui est multi-local. Mais pour une startup qui commence à Paris, à Bordeaux ou à Marseille, cela peut être plus difficile. C’est aujourd’hui très compliqué pour elle d’aller chercher les 450 millions de consommateurs européens. C’est ce sujet que nous devons prendre en main en Europe.