Vous avez peut-être entendu parler, en 2016, en pleine pré-campagne électorale pour l’élection présidentielle, d’un jeune entrepreneur qui voulait réduire le chômage de 10% grâce à la tech. Cet entrepreneur, c’est Paul Duan. Il y 8 ans, ce jeune ingénieur français, qui vit entre Paris et la Silicon Valley, veut mettre la tech au service de la société. Très vite, sa notoriété explose : Jamel Debbouze le prend sous son aile, François Hollande en fait un argument politique et Paul Duan se retrouve dans de nombreux médias pour parler de son projet… alors incompris. 

Pionnier de la “Tech for Good”, aujourd'hui âgé de 32 ans, Paul Duan poursuit son ambition d’améliorer la société avec sa startup, Bayes Impact, loin des projecteurs. Bayes Impact a reçu le soutien de la fondation Google.org : une subvention de 1,7 million d’euros. Avec dix ans d’expérience dans ce domaine, Paul Duan et Bayes Impact ont imaginé CaseAI : une intelligence artificielle au service des conseillers et travailleurs sociaux qui ont une mission d'intérêt général. 

Paul Duan revient, pour Maddyness, sur son passé mais dévoile surtout sa vision et ses projets. 

Maddyness : Paul Duan, vous êtes enfant d’immigrés, vous avez grandi à Trappes, puis vous avez fait vos études à Sciences Po et à Berkeley. Un parcours impressionnant et atypique… ? 

Paul Duan : Mon parcours illustre l'une de mes convictions profondes : c’est à la croisée des mondes que naissent les projets les plus impactants. Aujourd’hui, avec Bayes Impact, je travaille précisément à cette intersection, entre l’univers de la tech et celui du social. J’ai toujours été attiré par ces mélanges entre des univers a priori opposés. Peut-être est-ce pour cela que j’ai choisi des études si différentes : mathématiques à Berkeley d’un côté, et sciences humaines à Sciences Po de l’autre.

J’ai eu la chance de vivre ce que l’on pourrait appeler un parcours d’ascenseur social, bien que l’expression semble parfois désuète. Cette expérience nourrit ma conviction qu’il est essentiel de donner à chacun une chance de réussir. C’est aussi ce qui guide mon engagement et ce que j’essaie de concrétiser chaque jour dans mon travail.

Après votre passage à l’Université de Berkeley, en Californie, vous êtes restés vivre aux Etats-Unis et vous avez travaillé dans la Silicon Valley ? 

J’ai vécu cinq ans aux États-Unis, où j’ai travaillé comme Data Scientist dans la Silicon Valley. Très jeune, j’ai eu la chance d’avoir des responsabilités importantes. J’étais le premier Data Scientist chez Eventbrite, une expérience qui m’a permis de vivre l’hypercroissance des startup, ce fameux rêve californien de la Silicon Valley.

Cette période a été extrêmement enrichissante, mais elle m’a aussi poussé à réfléchir : tout cela, c’est bien, mais quel en est le véritable sens ? C’est à ce moment que j’ai eu l’idée de créer Bayes Impact. Je me suis dit que la technologie, et plus particulièrement les algorithmes, représentait une forme de super-pouvoir. En écrivant quelques lignes de code, je pouvais toucher des millions d’utilisateurs. Alors, plutôt que de le faire pour des sites ou des applications commerciales, pourquoi ne pas utiliser ce pouvoir pour transformer la vie des citoyens et répondre à des enjeux sociétaux majeurs ?

La technologie au service du bien commun

Aujourd’hui, votre vision de la tech et votre manière d’entreprendre sont-elles influencées par votre parcours dans la Silicon Valley ?

Les États-Unis ont leurs qualités et leurs travers, mais il y a une chose qui me frappe particulièrement : là-bas, l’ambition n’est pas quelque chose dont on a peur. Là où, en France, elle peut parfois être perçue comme de l’arrogance ou un excès d’orgueil, je trouve qu’elle est, au contraire, absolument nécessaire. C’est cette ambition qui permet de concevoir et de réaliser des projets capables de changer le monde.

Cette dynamique est d’autant plus cruciale dans le domaine social, où afficher une grande ambition reste presque tabou. Pourtant, dans d’autres secteurs, combien de jeunes rêvent de devenir le prochain Mark Zuckerberg ou de créer la prochaine licorne ? Alors qu’on contraire, c’est lorsqu’il s’agit créer de l’impact social positif qu’il faudrait mobiliser toutes les ambitions. Aux États-Unis, cette ambition fait partie intégrante de leur façon de penser, et c’est sans doute ce qui les pousse à repousser les limites de l’innovation et de l’action.

Aviez-vous cette volonté dès le départ de faire de la social tech ? D’où vous vient cet engagement ?

Je l’ai depuis que je suis gamin. Cela doit venir de mon passé familial et de mon identité de fils d’immigrés. Très jeune, je me suis interrogé sur ma place dans la société : pourquoi suis-je là ? À quoi puis-je servir ? Rapidement, j’ai compris que trouver ma place signifiait avant tout être utile.

Mes parents, profondément engagés et porteurs de valeurs humanistes, m’ont transmis cet héritage. Mon parcours, marqué par une grande diversité sociale — des quartiers à la Silicon Valley, en passant par Sciences Po—, a renforcé mes convictions : chacun mérite les mêmes opportunités. Mais ce mythe du "self-made man", si répandu, masque une réalité bien différente : nos trajectoires dépendent largement des environnements dans lesquels nous grandissons.

En France, nous avons la chance de pouvoir compter sur un secteur public solide et des institutions sociales puissantes, des atouts qui manquent cruellement aux États-Unis. Ces forces propres à la France ont profondément influencé ma vision de la social tech, une vision où la technologie peut être mise au service du bien commun, pour que chacun ait sa chance.

Justement, qu'est-ce que Bayes Impact ? 

Bayes Impact est une ONG technologique qui a pour mission d’utiliser l’intelligence artificielle pour aider le plus grand nombre.Parmi nos projets phares, nous avons développé Case AI, un outil soutenu par la fondation Google.org. Cette solution vise à renforcer les capacités des travailleurs sociaux et de tous les conseillers qui assurent des missions d’intérêt général, en particulier dans des structures comme France Travail. 

Concrètement, CaseAI, grâce à l’intelligence artificielle, aide à concevoir des plans d’accompagnement personnalisés pour chaque bénéficiaire. Dans un contexte où ces professionnels sont souvent débordés par le volume de dossiers, l’IA analyse les informations disponibles, génère des résumés clairs de la situation de chaque bénéficiaire et propose des pistes d’action adaptées. Elle identifie également les besoins prioritaires, permettant aux conseillers de se concentrer sur ce qui compte vraiment.

Ce prétraitement réalisé par l’IA génère un gain de temps précieux et améliore considérablement la qualité et la personnalisation de l’accompagnement. Là où auparavant chaque dossier demandait une analyse approfondie et chronophage, Case AI simplifie et optimise ce travail, tout en respectant les spécificités des bénéficiaires.

Nous intervenons déjà en France et aux Etats-Unis, en Belgique. Nous avons des premiers contacts en Afrique, où la transformation numérique des services publics est un enjeu clé. Mais notre priorité internationale reste les États-Unis. 

Sur quelles données va s’appuyer CaseAI ?

Nous travaillons main dans la main avec nos partenaires publics ou associatifs Chaque nouveau déploiement de CaseAI passe par  une phase où nous travaillons ensemble pour collecter ces données et compiler la méthodologie d’accompagnement. Beaucoup de ces informations ne sont pas formalisées aujourd’hui, elles sont souvent dans la tête des conseillers. Dans chaque service, il y a toujours une personne qui semble avoir la "connaissance infuse", celle à qui l’on s’adresse instinctivement pour les cas difficiles.

Notre mission est de récupérer ces informations, qu’elles soient formalisées ou non, et de les utiliser pour configurer l’intelligence artificielle. Cela permettra que, lorsque les conseillers utiliseront l’IA, les suggestions proposées soient à la fois très personnalisées et parfaitement alignées avec la méthodologie « maison ».

Aujourd’hui, nous sommes une équipe de cinq personnes, mais grâce au soutien de la fondation Google.org, nous allons pouvoir suivre une stratégie de croissance ambitieuse.

Emploi, protection de l’enfance, système de santé, justice 

Vous avez déjà de l’expérience avec Bayes Impact. Vous avez notamment mené un projet pour optimiser le trajet des ambulances à San Francisco ?

Bayes Impact existe depuis presque dix ans. Durant cette décennie, nous avons lancé plusieurs projets Tech for Good et avons eu la chance d’être parmi les pionniers de ce mouvement.

Au fil des années, nous avons développé divers cas d’usage, comme un système optimisant les trajets des ambulances à San Francisco, un outil de gestion des cas contacts liés au Covid en France, ou encore un premier outil d’accompagnement des demandeurs d’emploi en 2016.

Depuis un an, nous avons opéré un changement de modèle pour nous concentrer sur notre nouveau produit, CaseAI. Ce modèle s’appuie sur les nombreux enseignements tirés de tous ces projets indépendants, pour développer un produit qui répond aux difficultés communes que rencontrent les acteurs du secteur social. 

Google.org vous fait don de 1,7 million d’euros. Quels sont vos projets ? 

Nous allons investir fortement dans le développement du produit. Si l’idée d’une IA générative à impact social est extrêmement prometteuse, elle doit être déployée de manière responsable, ce qui constitue précisément la force de nos solutions. Notre priorité est de personnaliser l’algorithme afin qu’il respecte scrupuleusement les recommandations et méthodologies des conseillers.

Étant donné que nous travaillons avec des publics sensibles, il est indispensable d’intégrer cette IA dans des infrastructures dédiées, conçues pour garantir un niveau de sécurité maximal. Enfin, pour que cette technologie soit réellement accessible et efficace, elle devra être très conviviale et d’une grande simplicité d’utilisation. Tout cela implique un important travail de recherche et développement, sur lequel nous allons concentrer nos efforts.

Sur votre site, vous annoncez vouloir vous adresser aux problématiques de l’emploi, de la protection de l’enfance, du système de santé et de la justice. Vous êtes un super-héros ! Comment peut-on viser tous ces sujets à la fois ? 

L'idée centrale, c’est que le changement passe par le fait d’outiller efficacement les acteurs de terrain. C’est là l’apprentissage majeur de Bayes Impact au cours de ces dix dernières années. Cette expérience nous permet aujourd’hui d’avancer rapidement sur différentes verticales avec notre nouveau produit, CaseAI. Nous nous appuyons sur une décennie de projets réalisés, et nous avons déjà des retours terrains des premiers utilisateurs de CaseAI enthousiastes.

Le point commun entre toutes ces verticales réside dans la présence d’agents de terrain qui travaillent avec des publics sensibles. Ces professionnels appliquent une méthodologie précise et cherchent à recommander des actions pertinentes, mais ils manquent souvent de temps ou de ressources pour suivre individuellement chaque dossier comme ils le souhaiteraient.

Dès qu’il y a un enjeu de suivi de dossier, nous pouvons intervenir. CaseAI a été conçu pour être facilement personnalisable selon les contextes : nous pouvons l’adapter aux données, aux méthodologies et aux besoins spécifiques de chaque domaine. Cette flexibilité nous permet d’adresser une grande diversité de cas d’usage, tout en restant fidèle aux réalités du terrain.

Qui sont vos soutiens financiers, excepté Google.org ? 

C’est principalement Google.org. Nous avons également reçu du soutien de Raise Sherpas via un nouveau véhicule qui soutient le milieu associatif. D'autres fonds nous soutiennent et nous bénéficions de plusieurs dispositifs de subventions.

Vous avez également créé “La réserve tech”. Qu’est-ce que ce projet ? 

La Réserve est née de la crise Covid, avec l’idée qu’en période de crise, il est essentiel de mobiliser toutes les forces vives disponibles. Cette initiative a permis à la communauté de se saisir rapidement de sujets urgents et de développer, en un temps record, des solutions adaptées aux besoins spécifiques de cette période. La Réserve Tech est ainsi le fruit de la volonté de structurer cet élan spontané de solidarité.

Nous croyons fermement que la société civile joue un rôle clé dans la résilience des sociétés. C’est l’un de nos credo. Bien que ce ne soit plus le focus principal de Bayes Impact aujourd’hui, La Réserve repose sur le même principe que la réserve militaire : un réseau mobilisable en cas de crise. Elle regroupe des talents numériques prêts à intervenir pour répondre à des situations d’urgence et apporter leur expertise là où elle est nécessaire.

Paul Duan, vous vous êtes fait connaître avec Bob Emploi. A l'époque, on disait que vous vouliez faire baisser le chômage de 10%. Vous avez collaboré avec Pôle Emploi. Où en est ce projet aujourd’hui ?

Nous collaborons toujours avec France Travail, qui est d’ailleurs l’un des premiers utilisateurs de CaseAI. Une grande partie des enseignements de Bob Emploi est réutilisée dans CaseAI. En réalité, CaseAI peut être vu comme une version plus généralisée de Bob, qui proposait un accompagnement digital des demandeurs d’emploi, mais en outillant cette fois-ci les conseillers.

Permettez-moi de clarifier un point à ce sujet : Bayes Impact n’a  jamais prétendu réduire le chômage de 10%. Dans l’écosystème des startups, on se pose toujours la question de la taille du marché à adresser. En ce qui nous concerne, notre objectif est plutôt d’identifier le potentiel d’impact ! Théoriquement, le chômage frictionnel — celui lié aux périodes de transition entre deux emplois — représente environ 10% du total. Avec Bob, notre ambition était d’utiliser la technologie pour s’attaquer à cette partie frictionnelle du chômage et c’est avec cette vision que nous avons évoqué cette proportion, reprise ensuite.

Nous avons accompagné plus de 300 000 personnes au total avec une toute petite équipe. Nous avons relevé le défi de montrer que la technologie utilisée de manière positive pouvait faire l’impact à l’échelle, ce qui correspondait à la mission initiale de Bayes Impact. Cependant, nous en avons tiré une conclusion importante : pour créer un impact durable, il est plus pertinent d’outiller les conseillers de structures comme Pôle Emploi que de développer un service parallèle. Case AI est donc une évolution naturelle de cette démarche, intégrée directement au cœur de ces institutions pour maximiser son efficacité et sa portée.

En 2016, vous êtes sous le feu des projecteurs médiatiques. Jamel Debbouze est présenté comme votre mentor, vous rencontrez François Hollande… Comment s’est passée cette ascension ? Comment avez-vous vécu cette surmédiatisation très soudaine ? 

À l’époque, je vivais à San Francisco, tout juste installé dans la Silicon Valley, et je venais de fonder Bayes Impact. Je travaillais sur plusieurs projets, notamment sur l’optimisation des trajets des ambulances dans la ville. Mais une question me revenait sans cesse : comment utiliser cette expertise pour aider la France ? Je voulais mettre la data au service de l’impact, mais je savais aussi que ce type de projet touchait à des enjeux profondément politiques.

C’était en 2014, j’avais tout juste 22 ans, et j’ai eu l’opportunité de donner une conférence TEDx où j’ai présenté le concept de "data for good". Contre toute attente, la vidéo est devenue virale ! À l’époque, c’était encore un sujet nouveau : l’attention se portait sur les startups de rêve et les entrepreneurs stars. En tenant un discours différent, en parlant d’une tech qui a du sens et en annonçant mon départ de la Silicon Valley, j’ai touché une corde sensible. Ce message a résonné. J’ai reçu des messages de personnes que je n’aurais jamais imaginé contacter, dont Jamel Debbouze, ce qui m’a particulièrement marqué.

Mais je dois avouer qu’à 22 ou 23 ans, vivre cela a été un véritable défi personnel. Je suis de nature discrète, et soudainement, je me retrouvais exposé dans un milieu dur, où mes prises de position sur des sujets sensibles suscitaient des réactions nombreuses, parfois très critiques. Le fait de devenir, malgré moi, une "personnalité publique" a été un choc. Pourtant, avec du recul, je me dis que c’est peut-être le prix à payer pour avoir l’opportunité de faire bouger les choses.

Ma philosophie a toujours été de chercher des solutions plutôt que de me plaindre.. Beaucoup pensent qu’il est impossible d’avoir un impact sans "accès". Or, malgré les difficultés de cette période, j’avais justement ces accès. Cela m’a poussé à agir, sans excuses. C’est ce qui fait que j’ai pu obtenir un rendez-vous avec Jean Bassères, alors directeur général de Pôle Emploi, ce qui aurait paru impossible au jeune idéaliste que j’étais à l’époque. Cette période m’a profondément forgé et ancré encore davantage mon engagement, et c’est ce qui fait que 10 ans plus tard, je crois plus que jamais dans l’importance de mettre la technologie au service de l’intérêt général.