Souvenez-vous de la French Tech et de l’écosystème européen il y a dix ans. Les levées de fonds supérieures à 50 millions relevaient quasiment de l’impossible et les pépites européennes qui parvenaient à percer à l’international, à l’image de Skype ou de Spotify, se faisaient très rares. Depuis, les choses ont changé, et la dixième édition du rapport annuel «State of European Tech» d’Atomico permet de mieux mesurer la montée en puissance de la tech européenne au cours de la décennie écoulée.

Avec l’appui de ses partenaires (Dealroom.co, Invest Europe, S&P Global Market Intelligence, Pitchbook, Revelio Labs, Ravio et Crunchbase), le fonds londonien, lancé en 2006 par Niklas Zennström, co-fondateur de Skype, a compilé de nombreuses données sur l’activité des startups sur le Vieux Continent. Et il en ressort notamment que les entreprises de la tech européenne ont levé 426 milliards de dollars depuis 2015, soit dix fois plus que les 43 milliards de dollars levés lors de la décennie précédente (2005-2014).

Des financements multipliés par 10 depuis 2015

La France a suivi cette tendance, avec 59,9 milliards de dollars levés par les jeunes pousses tricolores sur cette période, contre 5,6 milliards entre 2005 et 2014. Et malgré la crise de financement qui frappe la tech depuis deux ans, l’écosystème français devrait boucler l’année autour des 7,5 milliards de dollars levés, un niveau quasiment similaire à l’an passé qui va lui permettre de conserver sa deuxième place continentale derrière le Royaume-Uni.

Quant à l’ensemble des entreprises de la tech européenne, elles devraient avoir levé 45 milliards de dollars à l’issue de l’exercice 2024, un poil en-dessous de l’année 2023 (47 milliards). Pour rappel, la bulle post-Covid avait permis à l’écosystème européen d’atteindre le cap délirant des 100 milliards de dollars levés sur une seule année en 2021. Une ère qui semble révolue aujourd’hui, à l’heure où la rentabilité prime sur l’hypercroissance. Du moins pour l’instant…

35 000 startups early-stage et 3 400 late-stage en Europe

Si l’écosystème européen est parvenu à capter autant de capitaux au cours de la décennie écoulée, c’est parce qu’il s’est largement densifié. Et en chassant en meute, les ambitions ont été logiquement décuplées. L’Europe abrite aujourd’hui 35 000 startups early-stage, soit davantage que toute autre région du monde. Même la célèbre Silicon Valley ne fait pas mieux… (mais produit infiniment plus de licornes au rayonnement mondial). En 2015, il y en avait à peine 7 800 sur le Vieux Continent.

De même, les startups late-stage sont beaucoup plus nombreuses. Il y en a désormais 3 400, contre à peine 450 en 2015. Enfin, on dénombre maintenant 358 licornes européennes, contre 72 à l’entame de la décennie écoulée. Au-delà de ces nombres encourageants, le fait que Londres ne soit plus la seule ville européenne dans le Top 10 mondial des pôles de financement pour les startups en phase de démarrage (levées de fonds inférieures à 15 millions de dollars) est une bonne chose. Berlin et Paris sont ainsi montés en puissance pour intégrer ce club.

A partir du growth, les choses se compliquent

Si l’Europe est particulièrement performante sur le financement early-stage, le constat n’est pas le même quand il s’agit du growth et des stades supérieurs. Ainsi, le constat d’Atomico est implacable : «Bien que l'Europe et les États-Unis partent sur un pied d'égalité, les startups américaines ont deux fois plus de chances de lever des fonds supérieurs à 15 millions de dollars que leurs homologues européennes.» Et quand ces dernières parviennent à ce stade de développement, elles se tournent bien souvent vers des fonds américains et asiatiques aux poches beaucoup plus profondes. «Près d'une scaleup européenne sur deux s'est tournée vers un investisseur américain pour obtenir des financements», souligne le rapport d’Atomico. Et à la clé, c’est un effet boule de neige, avec fuite des talents, de matière grise et de ressources économiques. De quoi nuancer la belle progression de la tech européenne sur la décennie écoulée…

Néanmoins, il existe des motifs d’espoir. Les auteurs du rapport d’Atomico notent ainsi que la clé pour résoudre ce problème se situe au niveau institutionnel. «Cette problématique doit être résolue au niveau institutionnel. Actuellement, les fonds de pension européens n'investissent que 0,01 % de leur capital dans le capital-risque européen, un chiffre dérisoire au regard des 9 000 milliards de dollars d'actifs qu'ils gèrent. En France et au Benelux, la part des actifs des fonds de pension alloués au capital-risque est de 0,01 %», observent-ils.

«La prochaine étape pour l'Europe est de développer son écosystème pour les entreprises en phase de croissance. Pour ce faire, il est crucial d'attirer davantage de fonds de pension et de LPs, afin que les entreprises européennes en phase de croissance avancée contribuent à la construction d’un avenir meilleur», estime Sarah Guemouri, associée chez Atomico et co-auteure du rapport.

Vers un «28e régime» dans l’UE ?

En attendant une progression sur cet axe, la plupart des gouvernements européens soutiennent activement l’écosystème du capital-risque, comme en France où le soutien de Bpifrance s’est avéré très précieux pour faire décoller les startups tricolores. Autre élément qui pourrait faire la différence pour doper la croissance des scaleups européennes, c’est l’instauration d’un «28e régime» dans l’Union européenne, de manière à concevoir un statut unique européen pour toutes les startups.

L’idée fait enfin son chemin à Bruxelles pour briser l’une des barrières à l’entrée : la fragmentation du marché européen. C’est d’ailleurs la conclusion des rapports Letta et Draghi sur la compétitivité des entreprises européennes. Elles ne peuvent pas passer à l’échelle au sein de ce marché. Une partie des scaleups européennes préfère d'ailleurs s’exporter aux États-Unis, d’après le dernier indice LETS, plutôt que de grandir en Europe.

Une dynamique à préserver dans l’IA

Le Vieux Continent a notamment une carte à jouer dans l’intelligence artificielle,  avec une place de choix prise par la France dans ce secteur (Mistral AI, Poolside, Dust, H, Kyutai…). L’Hexagone se classe d’ailleurs 6e dans le monde pour les financements en IA en 2024, ayant levé 1,1 milliards de dollars cette année, derrière le Royaume-Uni et l’Allemagne en Europe. Mais attention à l’Europe à ne pas se couper les ailes avec des réglementations trop fortes alors que l’AI Act a fait grincer des dents dans la French Tech...

Entre innover et réguler, il faudra trouver le bon équilibre, sous peine de subir le même destin qu’auparavant, avec des législations comme le RGPD qui ont plutôt pénalisé les startups européenne, à défaut de faire trembler les Gafam qui s’acquittent d’amendes pas assez conséquentes pour les faire trembler et remettre en question leur modèle. Les géants américains ont de l’appétit et l’arrivée récente d’OpenAI à Paris en est une preuve supplémentaire.

«Ne remettons pas en cause ce qui a été la clé de notre réussite»

Pour finir sur une note plus positive, malgré une valeur des exits en berne en Europe (seulement 13 milliards de dollars en 2024, en recul de 88,5 % par rapport en 2023), le rapport d’Atomico estime que la tech européenne a toutes les chances d’atteindre une valeur de 8 000 milliards de dollars au cours des dix prochaines années, avec l’appui de 20 millions de salariés dans le secteur.

Mais pour cela, il faudra être plus optimiste aux yeux de Tom Wehmeier, Head of Insights chez Atomico et co-auteur du rapport. «Nous pensons que l'excès de pessimisme est le principal obstacle au succès de l'Europe. En adoptant une vision à long terme, il devient évident que l’Europe a réalisé d'énormes progrès au cours des dix dernières années, et cela devrait nous encourager à retrouver notre confiance et notre ambition. Ne remettons pas en cause ce qui a été la clé de notre réussite», prévient-il. Reste à voir si les institutionnels du Vieux Continent sauront se montrer à la hauteur des enjeux technologiques dans les prochaines années.