France Travail et startups : deux univers qui semblent incroyablement éloignés… Mais peut-être plus pour longtemps. Depuis décembre 2023, France Travail a un nouveau directeur général. Et c’est un multi-entrepreneur qui a pris les rênes du service public. Thibaut Guilluy est doté d’une mission : transformer « le service public de l’inclusion et de l’emploi ». Il a commencé par changer son nom : le 1er janvier 2024, Pôle Emploi s’est mué en France Travail.
Mais derrière cette évolution de marque, c’est une révolution qui s’opère. « Une transformation profonde, culturelle, organisationnelle, institutionnelle, et économique », détaille le directeur général de 55.000 collaborateurs. Les entreprises innovantes, les jeunes pousses de la tech, ont un rôle à jouer pour améliorer et fluidifier les services de France Travail. Mais l’institution héberge aussi des collaborateurs-intrapreneurs qui portent ces développements en interne. Enfin, et cela tient à cœur de Thibaut Guilluy, France Travail soutient les créateurs d’entreprises. Financièrement, en leur assurant un revenu pendant des périodes de chômage souvent mises à profit pour monter un projet, mais aussi grâce à un accompagnement que le directeur général veut renforcer.
Qui est vraiment « le premier business angel de France » ? Réponses avec Thibaut Guilluy, directeur général de France Travail.
Maddyness : Quel est votre parcours ? Comment devient-on directeur général de France Travail ?
Thibaut Guilluy : J’ai un parcours profondément ancré dans l’entrepreneuriat, toujours au service d’une cause constante. Dans mes entreprises sociales précédentes, mon objectif était de permettre à chacun de retrouver dignité et autonomie grâce au travail.
Pour cela, j’ai fondé une quinzaine d’entreprises avec un but social soutenu par un modèle économique. Que ce soit dans l’économie circulaire, la logistique, le numérique, ou encore la viticulture et la construction, mon but était de créer des emplois pour des demandeurs de longue durée, des personnes en situation de handicap, des sans-abris parisiens de plus de 50 ans, dont certains avaient vécu une décennie ou plus dans la rue, et même de fonder la première entreprise d’insertion en milieu carcéral. Cela m’a confirmé que personne n’est inemployable, pour peu qu’on apporte à chacun la confiance et le soutien nécessaire.
Je suis aussi convaincu qu’un projet d’entreprise peut être plus performant, tant sur le plan économique que social, lorsqu’il s’appuie sur une vision inclusive des ressources humaines. Pendant près de vingt ans, j’ai également eu le privilège de collaborer avec d’autres entrepreneurs, en créant par exemple des joint-ventures avec des groupes comme Vinci, Accenture, XPO Logistics ou Seb, pour mettre l’entrepreneuriat au service de causes qui nous dépassent.
Toutefois, j’ai aussi réalisé combien il peut être difficile d’aligner intérêts économiques et sociaux dans le système existant. Cela m’a conduit à m’engager dans les politiques publiques pour repenser notre manière collective de placer nos priorités sociétales, notamment en matière d’inclusion et d’emploi.
J’ai par exemple contribué auprès de Martin Hirsch dans le cadre du grenelle de l’insertion. J’ai aussi soutenu, auprès de Michel Barnier, dès 2010, son initiative ambitieuse pour le développement de l’entrepreneuriat social en Europe.
Plus récemment, j’ai animé le plan “Un jeune, une solution”, mis en place des initiatives pour l’insertion par l’activité économique ou le handicap, et j’ai pu développer la communauté “Les entreprises s’engagent”, avec l’impulsion du président de la République, et le concours actif des différents ministres du travail.
France Travail, le service public de l’inclusion et de l’emploi, représente donc pour moi une forme d’aboutissement de ce parcours à la croisée des enjeux sociaux et entrepreneuriaux. Avec nos 55.000 collaborateurs, et l’ensemble de nos partenaires, notre mission est d’aider chacun à croire en ses compétences et à accéder au meilleur emploi possible, et d’accompagner toutes les entreprises pour trouver les talents dont elles ont besoin, dans la diversité des potentiels.
Pour quel mandat avez-vous été nommé ?
La nomination se fait en conseil des ministres, après une audition par les parlementaires et le conseil d’administration, pour un mandat de trois ans renouvelable. J’ai débuté le 21 décembre 2023, et le 21 décembre 2026 marquera la date où l’on pourra envisager la question de mon renouvellement, bien que cela ne dépende pas de moi.
Cela dit, la transformation que nous portons nécessite, selon moi, une certaine durée. Comme dans toute organisation, il s’agit ici d’une transformation profonde – culturelle, organisationnelle, institutionnelle, et économique. Un tel changement ne se résume pas à la mise en œuvre d’un texte ni à une simple évolution en quelques mois.
« Ma priorité : rendre le marché du travail plus efficace »
Quelles sont les grandes lignes de votre feuille de route, de cette transformation ?
Les tensions de recrutement et les difficultés à pourvoir certains emplois ne sont pas nouvelles. Elles s’intensifient d’autant plus à mesure que l’on se rapproche du plein emploi (atteint avec un taux de chômage sous les 5 %, ndlr).
Ma première priorité est donc de rendre le marché du travail plus efficace et plus fluide, pour résoudre ce paradoxe persistant : nous avons encore des candidats et des talents qui ne trouvent pas d’emploi, alors même que 57 % des recrutements sont jugés difficiles par les entreprises en 2023. Le rôle de France Travail est de fluidifier le marché, en créant une mise en relation plus cohérente et plus rapide entre les besoins des entreprises et le potentiel humain de notre pays.
Un autre enjeu majeur est de concevoir un “sur-mesure de masse” : adapter nos services à la diversité des entreprises et des profils.
Chaque entreprise a ses particularités : de la petite structure sans service RH au grand groupe, avec des besoins qui varient selon les secteurs, les territoires et même la culture organisationnelle. La personnalisation est devenue indispensable. C’est la demande des entreprises et c’est d’ailleurs le sens du lancement de France Travail Pro.
Ce besoin de sur-mesure s’applique aussi aux individus. Chacun a des besoins uniques, qu’il s’agisse de compétences, d’expériences, ou de questions pratiques comme la mobilité ou le logement. Il s’agit d’aller au-delà de l’approche traditionnelle, purement “adéquationniste,” pour proposer des services qui prennent en compte les situations individuelles de manière efficace, à grande échelle. Voilà l’essence du “sur-mesure de masse.”
Notre feuille de route, co-construite avec les entreprises, les filières professionnelles ou encore les acteurs du numérique, incarne cet objectif. Le rapport que j’ai remis à Olivier Dussopt est un projet collectif ambitieux, comprenant 10 enjeux majeurs et 99 propositions concrètes, pour une transformation systémique du marché du travail.
À partir du 1er janvier 2025, l’ensemble des personnes sans emploi seront inscrites à France Travail. Il y a encore des jeunes, des personnes en situation de handicap, des bénéficiaires du RSA qui ne sont pas inscrits à France Travail. Désormais chacun sera connu de nos services et bénéficiera d’un diagnostic socio-professionnel partagé. L’objectif est de comprendre les besoins et aspirations de chacun pour offrir les solutions les plus adaptées, au bon moment et avec l’appui des différents acteurs. C’est un projet collectif.
Comment est-ce que les startups peuvent collaborer avec France Travail, qu'attendez-vous des solutions innovantes portées par les jeunes entreprises?
Tout comme les autres entreprises, les startups font face à un défi de taille : recruter. Et peut-être encore plus dans leur cas. En 2023, 85 % des entreprises du numérique ont maintenu ou même augmenté leurs recrutements, ce qui témoigne de leurs besoins importants. France Travail est là pour les aider dans cette tâche, même si les startups ne pensent pas toujours à nous pour ce soutien.
Bien sûr, France Travail doit aussi s’adapter aux besoins spécifiques de chaque startup. Mais cette relation fonctionne dans les deux sens. Les startups doivent prendre conscience de leur rôle d'employeurs et être sensibilisées aux outils considérables que France Travail peut leur offrir. Nous sommes là pour le sourcing de candidats, mais aussi pour leur proposer des outils de sélection adaptés. Nous collaborons déjà avec plusieurs startups et avons introduit des méthodes de recrutement innovantes et inclusives comme les immersions ou les tests par simulation, qui évaluent les compétences et le potentiel des candidats au-delà du CV traditionnel. Le secteur du numérique n’utilise pas encore ces méthodes à leur plein potentiel.
Ces approches permettent également de dépasser certains stéréotypes. Et c’est là que se trouve le deuxième enjeu : leur engagement dans une démarche inclusive. Certaines startups sont déjà engagées, mais il est crucial que davantage d’entre elles rejoignent des initiatives comme par exemple la communauté “Les entreprises s’engagent”.
Notre objectif est de les accompagner pour combiner la performance et la diversité dans leurs recrutements. Je pense notamment aux démarches pour recruter plus de candidates ! Mais il est essentiel que ces startups se mobilisent, qu’elles adaptent leurs pratiques de recrutement pour identifier des talents partout où ils se trouvent, afin de favoriser une véritable diversité.
L’IA pour faire du « sur-mesure de masse »
Mais comment les startups peuvent vous aider ?
C’est justement le troisième élément. Nous ne les voyons plus seulement comme employeurs, mais aussi comme partenaires. France Travail collabore déjà avec de nombreuses jeunes pousses, car nous sommes aussi une entreprise technologique.
Avec 3.000 personnes au sein de nos équipes travaillant dans les systèmes d’information, la data, et le digital, nous œuvrons au quotidien, que ce soit pour nos services internes ou en partenariat avec des prestataires. Nous cherchons constamment à améliorer l’expérience utilisateur en proposant nos services disponibles via une plateforme numérique. France Travail, en quelque sorte, est une véritable caverne d’Ali Baba offrant de nombreux services. Cependant, cette abondance peut rendre la recherche de solutions plus complexe.
Nous explorons également l’IA générative pour optimiser la mise en relation entre les candidats et les offres d'emploi. Par exemple, avec la startup Kokoroé et Microsoft, nous avons créé un programme de formation sur l’IA pour les demandeurs d’emploi, intitulé “Calendrier de l’IA.” Inspiré des calendriers de l’avent, ce programme propose 31 modules courts pour apprendre quotidiennement à comprendre et utiliser l’IA, créer des prompts, et bien plus encore.
Nous collaborons aussi avec des startups tech et sociales pour former aux métiers du numérique, comme Simplon et l’association Diversidays. Le champ des possibles est vaste : nous sommes même leader dans la formation à distance, en travaillant avec de nombreux acteurs de l’Edtech.
France Travail représente un terrain de jeu exceptionnel pour ces startups, avec des défis à relever et un volume de data considérable. L’alliance entre les startups et France Travail est précieuse, car elle leur permet d’avoir un impact social concret à travers leurs partenariats avec nous.
Comment s’empare France Travail de l’IA ?
Nous investissons massivement dans la data et l'IA, car elles sont pour nous les clés d’un “sur-mesure de masse” et nous permettent de créer un compagnon numérique qui vient en complément du conseiller humain.
Aujourd'hui, l'IA représente un triple enjeu pour nous. D’abord, elle va accélérer les recrutements en facilitant un matching plus rapide entre candidats et postes. Ensuite, elle contribuera à rendre notre organisation plus efficiente et à améliorer l’efficacité des services publics. Enfin, nous avons un rôle à jouer dans la formation des demandeurs d’emploi. Par exemple, en partenariat avec Google et Microsoft notamment, nous projetons de former dès 2025 des centaines de milliers de demandeurs d’emploi aux bases du numérique et de l’IA.
En retour, il est essentiel que les startups investissent dans l’accessibilité de leurs services. C’est un levier gagnant pour leur
produit et pour élargir leur marché potentiel. Veiller à ne pas créer de fractures dans la société est aussi une responsabilité importante. Elles ont ainsi l’opportunité de contribuer au bien commun tout en intégrant l’accessibilité universelle dans leur modèle économique et leur approche globale.
Comment se matérialisent ces investissements ?
Nous avons 3.000 personnes internes et externes qui travaillent sur ces projets, avec des dizaines de startups internes couvrant pratiquement tous les domaines. Chaque projet est dirigé par un chef de produit, qui peut parfois être un conseiller de France Travail, accompagné de nos data scientists, UX designers, DevOps… Notre capacité intrapreneuriale est immense !
Si certains sont tentés par cette aventure et souhaitent nous rejoindre, qu'ils n'hésitent pas !
« Recrutez des gens meilleurs que vous »
Chez Maddyness, on parle de France Travail comme du “premier VC de France”, est-ce que cela vous plaît ?
Cela me fait énormément plaisir, car je le dis fièrement : nous sommes le “premier business angel de France” ! Oui, France Travail est le premier BA du pays, et nous sommes fiers d'accompagner ces entrepreneurs.
À la fin juillet 2024, 700.000 demandeurs d’emploi envisageaient de créer leur entreprise, et l’an dernier, plus de 300.000 ont concrétisé ce projet. Parmi eux, 155.000 ont été accompagnés par France Travail.
Nous sommes présents à chaque étape, de l’intention initiale jusqu’à la consolidation de l’entreprise : évaluer le projet, élaborer le business plan, lever des fonds, concrétiser et développer l’activité. Créer ou reprendre une entreprise est un parcours complexe, et nous voulons valoriser chaque étape. Même si certains candidats décident finalement de ne pas poursuivre, ce n’est pas un échec. Ils auront appris, exploré des pistes et évolué dans leur réflexion. Notre programme d'accompagnement renforcé, ActivCréa, d’une durée de trois mois, est conçu pour aider à confirmer l’envie d’entreprendre et à poser des bases solides. En 2023, plus de 98.000 demandeurs d’emploi ont déjà bénéficié de ce programme.
Nous souhaitons continuer à développer et renforcer cet accompagnement à travers le projet Parcours entrepreneuriat et de nouvelles expérimentations terrains. Un entrepreneur bien entouré voit ses chances de succès augmenter de 20 à 30 %. Notre objectif est clair : nous sommes ravis de voir les demandeurs d’emploi évoluer avec l’accompagnement de France Travail, mais encore plus heureux lorsqu’ils quittent nos fichiers pour voler de leurs propres ailes. L’accompagnement est un investissement que nous menons main dans la main avec nos partenaires, pour donner à chacun les moyens de réussir.
Vous êtes directeur général d'une entreprise de 55.000 collaborateurs. Quel conseil pouvez-vous donner à des entrepreneurs qui voient leur équipe grandir et leur entreprise croître ?
Le premier conseil, sans hésitation, est de savoir s'entourer de personnes qui vous complètent. Dans votre équipe, recrutez des talents dans chaque domaine, des gens meilleurs que vous.
Constituez un board de haut niveau. Ces membres seront exigeants, vous mettront au défi, mais ils vous aideront à grandir.
Le second conseil découle directement de cela : bien se connaître. Connaître ses forces est essentiel. Être dirigeant ou fondateur peut rapidement devenir un exercice solitaire, avec des décisions à prendre seul, des situations à affronter sans soutien immédiat. C'est pourquoi il est crucial de bien cerner ses points forts et d’identifier ses zones d’ombre pour s’entourer en conséquence. Prendre soin de soi signifie aussi travailler constamment sur cette connaissance de soi, en s’ouvrant à du coaching, par exemple.
Enfin, le troisième point, tout aussi important, est l’alignement. Recherchez un alignement profond entre ce qui vous motive intimement – que ce soit au niveau personnel, familial, ou social – et le projet de votre entreprise. Cet équilibre est la clé d’une réussite qui fait sens.