En Europe, seulement 2% de l’argent des levées de fonds est capté par des équipes fondatrices exclusivement féminines (source : baromètre 2023, Sista x BCG). 2% ! Et on ne trouve que 22 % de startups (20% en France) qui comptent au moins une femme parmi leurs fondateurs.

Des chiffres sans appel

Des chiffres aussi bas ne peuvent s’expliquer uniquement par le manque de « volontaires » (d’entrepreneuses). Comme l’explique Flore Egnell, déléguée générale de Willa, premier accélérateur de mixité dans la Tech fondé il y a 20 ans, elle-même ex-entrepreneuse dans l’agroalimentaire : « Oui, c’est difficile pour tout le monde d’entreprendre, mais c’est encore plus difficile quand on est une femme ! Et cela devient très difficile quand on veut lever des fonds. Les questions qu’on vous pose ne sont pas les mêmes, à tel point que certaines associées laissent répondre les hommes. Je ne m’en rendais pas forcément compte avant de rejoindre Willa, mais les chiffres sont là pour le prouver : dans l’entrepreneuriat innovant, un CEO sur 8 est une femme. Et 89% des levées sont attribuées à des équipes exclusivement masculines. »

Dans la finance, c’est peut-être pire encore. « Nous avons lancé il y a cinq ans un programme dédié à la FinTech, car les femmes qui entreprennent dans le secteur de la finance montent en majorité des projets à impact et… ça les dessert ! On les réduit à “Tu veux sauver le monde” alors que ce n’est pas parce qu’on veut faire de l’impact, qu’on ne veut pas devenir leader ! » Et de citer Caroline Span, qui a fondé la néo-banque Welcome Account à destination des réfugiés, passée dans l’émission « Qui veut être mon associé ? » ou encore Cécile Amiah, aux commandes d’Izypaper, une plateforme pour faciliter l’intégration des salariés étrangers. « Nous aidons les entrepreneuses de la FinTech à préparer leurs réponses face à des comportements sexistes. L’une d’elles m’a raconté la semaine dernière qu’elle est allée voir son banquier pour un prêt professionnel de 50 000 euros. La première question qu’il lui a posée : “Quelle est la profession de votre mari ?” C’est hélas loin d’être un cas isolé. »

“J’étais la seule femme de toutes ces réunions”

Laura Pallier est la cofondatrice de Regate, intégré par Qonto en mars dernier. Après un début de carrière en tant que salariée, dans l’audit puis dans le conseil chez KPMG - une époque à laquelle elle évoluait dans un univers mixte - elle a rejoint une startup en tant que directrice financière. « J’ai rencontré Alexis Renard, qui est mon associé actuel et qui, à l’époque, avait repris Mailjet. J’ai découvert à la fois l’entrepreneuriat, le monde des startups et celui de la Tech. Nous sommes passés d’un million de revenus annuel récurrent à 254 millions. Nous avons ouvert des bureaux en Europe et aux Etats-Unis. Le chiffre d’affaires qui était français à 90% est passé à 35% et nous avons finalement été rachetés par un concurrent américain lui-même repris par un fonds de capital-investissement. » C’est à ce moment-là que Laura Pallier entame les roadshows et découvre un milieu presque 100% masculin. « J’étais au contact des fonds, je partais pitcher avec mon associé au Royaume-Uni et sur la côte Ouest des Etats-Unis. J’étais la seule femme de toutes ces réunions. C’était en 2019. Les seules femmes que je croisais étaient celles qui nous installaient dans la salle et nous apportaient du café. Cela m’a paru incroyable. J’avais le sentiment de passer au second plan, vraiment : même si j’étais DAF, je restais le second couteau. Je me souviens d’une fois où les représentants du fonds ne m’ont ni regardée, ni adressé la parole de tout l’entretien. »

Quelques années plus tard, Laura et Alexis fondent une nouvelle startup fintech dédiée aux jeunes PME : Regate. Ensemble, ils lèvent 7 millions, puis 20 et se rapprochent finalement de Qonto en 2024, une entreprise qui a développé une communauté d’entrepreneuses ambitieuses, baptisée StrongHer. « Aujourd’hui, j’ai une nouvelle vision de la levée en tant que cofondatrice. Ces roadshow-là étaient beaucoup plus féminisés. Je dirais qu’on a rencontré au moins 15% de femmes, à Paris mais aussi dans les fonds internationaux. J’ai eu moins l’impression d’être mise de côté, car j’étais passée au crible au même titre que mon associé, même si je vois bien qu’on ne nous posait toujours pas le même type de questions. »

Chez Willa, Flore Egnell rappelle également que parmi les femmes salariées, l’écart de salaire avec les hommes est encore de 15% en moyenne, ce qui crée une première marche plus haute à franchir : forcément, quand les femmes se lancent dans l’entrepreneuriat, elles arrivent avec moins d’épargne (moins de fonds propres) et décrochent donc moins facilement les subventions de Bpifrance et les prêts d’honneur (prêts octroyés à la personne). « Cela fausse toute la chaîne de financement. »

La riposte s’organise

Les structures d’accompagnement dédiées aux femmes comme StrongHer by Qonto se multiplient, mais le compte n’y est pas. Il a fallu par exemple attendre la promotion 2023 pour voir apparaître une femme dans le Next 40 : il s’agit d’Eleonore Crespo, co-fondatrice de Pigment, un logiciel de planification financière.

Comment faire bouger les lignes ? En agissant aussi bien auprès des femmes qu’auprès des hommes, aujourd’hui majoritaires dans les fonds eux-mêmes. Certains fonds ont pris le sujet au sérieux, c’est ainsi par exemple que Serena a lancé en février dernier la deuxième édition de son programme d’accompagnement de fondatrices et femmes C-level, en partenariat avec Ring Capital.

Baptisé « PALM » (Program to Accelerate Leadership and Mixity), l’initiative propose aux femmes déjà présentes dans le portefeuille des deux fonds, « des contenus et des conseils pour les aider à grandir opérationnellement. » Serena s’est fixé pour objectif d’augmenter de 5% par an le nombre de femmes présentes aux Comex des entreprises de son portefeuille.

Chez Willa, Flore Egnell insiste sur l’entraide et le développement du leadership : « C’est important que les femmes s’approprient les codes du leadership, travaillent sur leur prise de parole, sur leur postures en tant que cheffes d’entreprise, tout autant que sur les outils comptables comme le business plan. Nous organisons des Women Pitch Parties, pour les faire pitcher devant des fonds. »

Repérer les fonds qui font le choix des quotas

Pour ou contre les quotas ? Le débat est vif, mais penche en faveur des quotas. Chez Willa, on le dit d’ailleurs haut et fort : « Nous sommes pour les quotas à court terme et les aides spécifiques pour les femmes à court terme. Si on reste sur le rythme de progression actuel, il faudra encore 200 ans pour atteindre la parité dans l’entrepreneuriat. »

Laura Pallier se désole qu’il faille en passer par là, mais convient que les quotas permettent de faire avancer les choses. « Les fonds commencent à instaurer des quotas, dans le cadre des critères ESG. Cette discrimination positive, même si elle n’a pas que des avantages, est efficace. Qui sait ? Moi-même, en tant que jeune femme métissée, peut-être que je cocherai bientôt toutes les cases ! »

Vie privée et carrière : un impact à ne pas négliger

Tout comme Flore Egnell, Laura Pallier a abordé spontanément le sujet de la vie privée. Ce qui se joue à domicile a évidemment un impact sur la carrière des femmes. Plus leur compagnon prend sa part des tâches ménagères, plus elles peuvent progresser dans leur carrière (si elles sont salariées) ou entreprendre si elles ont envie de créer. C’est une question de temps disponible, mais aussi d’énergie (charge mentale).

« On sait que les femmes qui ont le mieux vécu le Covid sont celles qui partageaient les tâches à 50-50 », rappelle Flore Egnell. « Avoir une famille et pouvoir “couper” en rentrant, c’est une vraie chance, souligne Laura Pallier. Si j’étais célibataire sans enfants, je passerais sans doute mes soirées à travailler et ce ne serait bon ni pour moi, ni pour l’entreprise. Pour être franche, avoir un compagnon féministe, c’est très important. La répartition de la charge à la maison est un vrai sujet. Personne n’est Superwoman. » Il faudra donc aussi intégrer cette dimension privée dans le débat public…