C’est l’un des beaux succès de la French Tech au niveau mondial : Mirakl. Derrière cette entreprise du Next40, se cache un duo de fondateurs : Adrien Nussenbaum et Philippe Corrot. Il n’en sont pas à leur première réussite. Ensemble, ils ont créé Splitgames, une marketplace dédiée aux jeux vidéo cédée à la Fnac.com en 2008. Seul, Philippe Corrot a également un long track record derrière lui. Également business angel, il estime et reconnaît la qualité d'exécution des fondateurs décisive. Il faut dire qu’il a su en faire preuve au cours des années.
Fondé en 2012, Mirakl compte aujourd’hui 750 salariés dans 9 bureaux dans le monde, à Paris, Boston, Barcelone, Bordeaux, Londres, Munich, New York City, Tokyo et Sydney. Après deux levées de fonds records, 300 millions de dollars en 2020 puis 555 millions de dollars en septembre 2021. Silver Lake et Elaia Partners font notamment partie des investisseurs. Ce tour de table valorise alors Mirakl à 3,5 milliards de dollars. La scaleup est rentable sur son activité historique, Mirakl Platform.
Evidemment, Mirakl s’est engagée dans l’intelligence artificielle et l’IA générative. Philippe Corrot est passionné d’IA depuis le démarrage. Si sa rencontre avec internet en 1995 a été un choc, celle avec Chat GPT pourrait être une révélation. Le cofondateur et CEO de Mirakl s’est confié à Maddyness sur ses convictions, l’IA chez Mirakl et sa vision des champions de l’IA.
Maddyness : Lorsque vous avez testé ChatGPT pour la première fois en novembre 2022, vous avez dit : "J'ai ressenti la même chose que lors de ma première connexion à Internet." Qu'est-ce qui vous a tant marqué ?
Philippe Corrot : Quand je me suis connecté à Internet pour la première fois, j'ai été stupéfait. J'y voyais deux grandes possibilités. D'abord, celle de connecter les gens, les communautés, les idées. Ensuite, celle de donner accès à l'information. Certes, au tout début, il y avait peu de contenu, mais les premiers forums émergeaient déjà.
On pouvait accéder à des données, des livres, de la musique. Je pressentais que tout cela allait croître de manière exponentielle. Avec ChatGPT, j'ai ressenti la même chose concernant l'accès à l'information et au savoir, mais démultiplié par 10 000. Ce qui est incroyable avec ChatGPT, c’est qu'il ne s'agit pas seulement d'accéder à des connaissances, mais aussi d'une capacité impressionnante à créer. On peut générer du texte, de la musique… C’est un accès au savoir doublé d'une capacité à reformuler, à conseiller, à proposer des idées. ChatGPT devient un véritable interlocuteur sur une multitude de sujets, philosophiques, historiques ou économiques. Les possibilités sont infinies. J'ai fait de nombreux tests ! Par exemple, après avoir regardé un film, je lui ai demandé d'écrire une suite, et les résultats étaient bluffants. Et nous n’en sommes qu’au tout début, ce qui soulève d'ailleurs une question philosophique : quel rôle restera-t-il à l'humain ? Nous en sommes au tout premier stade de nos capacités technologiques, tout comme Internet à ses débuts, lorsque le réseau était encore minuscule. Mais on entrevoit déjà à quel point cela peut évoluer de manière exponentielle. Sa capacité à comprendre, apprendre et créer pourrait très vite dépasser celle d'un être humain "normal."
Certains pensent que nous avons atteint un plateau technologique. Croyez-vous qu'il est encore possible d'aller plus loin ?
Je suis convaincu que nous pouvons aller bien plus loin. L'idée selon laquelle nous aurions atteint un plateau avec la version actuelle de ChatGPT, et qu'il serait difficile de dépasser ce stade, me semble être une erreur fondamentale. Je pense, au contraire, que nous allons progresser beaucoup plus rapidement, notamment dans la manière dont cette technologie sera intégrée dans les tâches quotidiennes. Elle ferra évoluer en profondeur des métiers tels que comptable, avocat, développeur informatique, traducteur, médecin,journaliste… ChatGPT devient un véritable assistant pour écrire, créer, et comprendre. Dans le domaine de la médecine, par exemple, cette innovation apportera des avancées majeures dans de nombreux domaines comme la santé grâce à sa capacité à croiser un nombre de données colossal d. Cela soulève aussi des questions cruciales pour nos sociétés. La politique telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui est déjà largement dépassée. Les discussions actuelles sur la gestion des retraites ou la baisse du taux de chômage de 7% à 5% semblent presque dérisoires face aux bouleversements que l'intelligence artificielle va provoquer dans tous les secteurs et très rapidement .
«J’ai été surpris par l’intelligence artificielle»
Avez-vous été surpris, en tant que précurseur en informatique, par le potentiel de l'intelligence artificielle générative ?
J'ai suivi de près l'évolution de l'intelligence artificielle, notamment chez Mirakl, où nous travaillons sur ces sujets depuis un certain temps. Mais, pour être honnête, l'IA générative m'a vraiment surpris. Nous avons développé notre propre intelligence artificielle chez Mirakl, mais nous n'étions pas préparés à ce qui se passait dans le domaine de l'IA générative. Ce n'est pas notre cœur de métier, nous restons concentrés sur le logiciel pour l'e-commerce. Donc, oui, j'ai été surpris. Il faut comprendre que les intelligences artificielles que nous utilisons aujourd'hui sont probablement les plus basiques que nous aurons jamais. Nous sommes encore au tout début. Lorsque des médecins disent que l'IA ne peut pas poser de diagnostics, ou que des avocats affirment qu'elle ne sait pas raisonner en termes juridiques, ou encore que des scénaristes disent qu'elle n'est pas capable de créer, c'est tout simplement faux. Certains traducteurs estiment que l'IA manque de finesse, ou des chauffeurs de taxi disent qu'elle ne pourra pas conduire correctement. C'est aussi faux. L'IA est capable de tout. C'est à la fois une immense opportunité et un risque. Je pense que nous sommes encore trop légers dans notre approche de cette technologie.
Avant l'intelligence artificielle générative, il y avait déjà l'intelligence artificielle. Quels ont été vos premiers contacts avec l'IA ?
L'intelligence artificielle m'a toujours fasciné, et j'ai suivi de près ses avancées. L'exemple de Deep Blue, qui a battu Kasparov, est particulièrement marquant. Il y a aussi eu la victoire d'AlphaGo, développée par Google DeepMind, contre le meilleur joueur de go au monde. Le jeu de go est plus qu'un simple jeu, c'est presque une philosophie. Ce qui m’a particulièrement captivé, c’est le fameux "mouvement 37" joué par AlphaGo. À ce moment-là, l'IA a fait un coup que tous ont jugé absurde. Journalistes, experts, tous pensaient qu'elle avait fait une erreur. Mais en réalité, ce coup était stratégique, et c'est à partir de là qu'AlphaGo a pris le dessus sur son adversaire, remportant la partie. Ce que l'IA a accompli ce jour-là, aucun humain ne l'avait fait auparavant. C'était une véritable révolution, qui montre que l'impact de l'IA n'est pas nouveau.
Chez Mirakl, nous avons toujours intégré l'intelligence artificielle dans nos processus. Aujourd'hui, l'intelligence artificielle est au cœur de nos produits, dont un qui sortira d'ici la fin du mois. Ce produit repose à 100% sur l'IA : 75% sur des modèles d'OpenAI et Mistral AI, et 25% sur notre propre IA. Cette dernière est particulièrement efficace pour des tâches très spécifiques liées à nos métiers, car elle est entraînée sur nos propres données. Et c’est là que se situe notre avantage compétitif : la donnée. L'IA repose sur trois éléments clés : la puissance de calcul, les modèles et les données. La puissance de calcul, tout le monde peut y accéder via des services comme Azure, Amazon ou Google.
Les modèles sont également accessibles, notamment grâce à OpenAI ou Mistral. Mais ce qui fait vraiment la différence, c'est la donnée. Les enjeux autour des données sont absolument énormes. Nous devons concentrer nos efforts dessus et les protéger. Chaque entreprise doit prendre conscience de l'importance de ses données, car elles représentent un avantage concurrentiel majeur.
L’IA, un collaborateur chez Mirakl
Vous travaillez avec l'intelligence artificielle en interne chez Mirakl. Comment est-ce que vous l'avez implantée au sein des équipes ? Comment s'est déroulée cette petite révolution au sein de Mirakl ?
Il y a deux aspects à considérer : l'IA au sein de nos produits et l'IA au sein de l'entreprise. Très tôt, nous avons sensibilisé tous nos collaborateurs à l'utilisation de l'intelligence artificielle générative. Nous avons mis en place un comité interne dédié à l'IA, qui réunit les responsables de chaque business unit. Nous avons également recruté une Chief Data and AI Officer, dont la mission est d'intégrer l'IA dans nos produits, de gérer nos données, et de l'implanter au cœur des équipes.
Concrètement, comment avons-nous procédé ? Nous avons encouragé chaque employé à passer au moins une heure par jour à tester et se familiariser avec l'IA, avec un budget illimité pour leurs expérimentations. Aujourd'hui, 80% de nos collaborateurs utilisent régulièrement ChatGPT. En interne, nous avons développé plus de 50 assistants, créés par des collaborateurs non techniques. L'idée est simple : chacun peut créer un assistant à partir de son propre contenu pour l'aider à retrouver des informations dans notre vaste base de données, générer et traduire des documents, optimiser ou analyser rapidement les retours clients, ou encore exploiter les données d'usage de nos produits. Ces assistants permettent aussi de mieux comprendre les chiffres de nos clients pour les conseiller de manière plus efficace.
Chez Mirakl, nous avons toujours deux objectifs en tête : acquérir de nouveaux clients et fournir à nos clients existants des données et outils qui leur permettent d'augmenter leur chiffre d'affaires sur leur marketplace. L'intelligence artificielle nous aide précisément à atteindre ces objectifs.
Avez-vous constaté une hausse de la productivité ?
Oui, nous avons observé un véritable gain de productivité, ce qui nous a également amenés à réorganiser certaines équipes. Nous avons regroupé les équipes documentation, support, et formation en une seule unité, où l'IA est désormais l'outil principal. Auparavant, ces équipes étaient séparées : la formation avec les ventes, la documentation avec le produit, et le support dans l'équipe Customer Success. Prenons l'exemple du support. Avant, lorsqu'un client posait une question, l'équipe devait parcourir toute la documentation ou consulter l'historique des tickets pour trouver une réponse. Aujourd'hui, il suffit de poser la question à un prompt, qui a été entraîné sur nos données.. Ainsi, au lieu d'envoyer des emails ou de fouiller dans leurs outils, nos clients auront accès à des réponses directement formatées selon notre documentation. Cela représente une évolution majeure aussi pour Mirakl Connect, notre plateforme qui permettra à nos clients de gérer une partie de leurs données produits dans une base centralisée, puis de les diffuser sur l'ensemble des marketplaces Mirakl. Avant, ce processus nécessitait un mapping manuel pour chaque marketplace, même avec les outils fournis par Mirakl. Grâce à l'IA, ce travail sera considérablement simplifié permettant de libérer du temps pour des tâches à plus haute valeur ajoutée.
Travaillez-vous également avec Mistral AI et OpenAI en interne ?
Oui. Nous testons des outils pour beaucoup, d'ailleurs, basés sur Mistral et OpenAI. Mais aujourd'hui, nous utilisons directement les LLM de Mistral et OpenAI.
Vous avez recruté Anne-Claire Bachet, qui est donc Chief Data and AI Officer, qui siège à votre COMEX. Pourquoi est-ce que vous avez créé ce rôle de Chief AI Officer au COMEX ?
C'est une innovation cruciale pour l'évolution de Mirakl. Il était essentiel d'avoir quelqu'un capable de porter cette nouvelle stratégie, à la fois en interne et en externe. Ce rôle demande une personnalité qui soit à la fois technique, avec une solide compréhension de l'intelligence artificielle et des données, et qui puisse également apporter une vision business pour en tirer de la valeur. Il est donc tout à fait naturel d'intégrer ce poste au COMEX, avec un reporting direct auprès de moi.
Peut-on chiffrer vos objectifs sur cette priorité stratégique ? Quelle est votre roadmap ?
Notre métier consiste à développer des produits et des fonctionnalités qui créent de la valeur pour nos clients, en les accompagnant dans leurs évolutions stratégiques et la digitalisation de leur activité. C’est ce que nous faisons chez Mirakl. Dès lors que nous travaillons sur un nouveau produit ou une nouvelle fonctionnalité, la première question à se poser est : quel rôle l'intelligence artificielle doit-elle jouer ? Comment peut-elle nous permettre d'aller plus vite et d'être plus efficaces ? Cette réflexion est désormais au cœur de notre approche. Il ne s'agit plus simplement d'objectifs chiffrés, mais d’intégrer l'intelligence artificielle dans tous les produits Mirakl. Désormais, nous devons considérer deux personas : l’utilisateur et l’intelligence artificielle, et réfléchir à la manière dont ils interagissent pour optimiser l'expérience.
«Mistral AI et H sont des opportunités pour la France »
Avez-vous également une révolution éthique autour de l’IA chez Mirakl ?
L'intelligence artificielle est un outil aux opportunités révolutionnaires, et comme tout outil de cette envergure, elle soulève des questions éthiques. C'était déjà vrai pour des technologies comme le nucléaire ou l'électricité, et cela l'est aussi pour de nombreuses industries. Nous faisons attention à ce que nous développons, mais il est vrai que nous sommes encore en phase de découverte. En quelque sorte, tout le monde expérimente un peu à la manière d'apprentis sorciers avec l'intelligence artificielle. Notre défi est de ne pas nous laisser dépasser par cette évolution rapide. D'un point de vue éthique, nos principales préoccupations concernent la qualité de vie au travail de nos collaborateurs, le respect de la diversité – un domaine dans lequel nous sommes déjà assez engagés chez Mirakl – ainsi que l'impact carbone de nos activités, de nos développements, et de notre travail au quotidien.
Vous êtes aussi business angel et vous avez investi notamment chez Mistral AI et H. Quelle est votre vision du développement de l’IA en France et de ces deux entreprises ?
En tant qu'investisseur, je suis bien sûr biaisé, mais je considère que ce sont des entreprises exceptionnelles, représentant une réelle opportunité pour la France. C'est la raison pour laquelle j'y investis, même à un niveau modeste. J'ai aussi choisi d'investir parce qu'elles sont dirigées par des professionnels qui maîtrisent parfaitement l'intelligence artificielle et qui sont tout simplement remarquables. Que ce soit Charles Kantor, CEO de H, ou Arthur Mensch, de Mistral AI, ainsi que leurs équipes, ils sont extrêmement talentueux et incarnent l'opportunité pour la France de jouer un rôle de premier plan dans cette révolution.
Ce qui est fascinant avec l'intelligence artificielle, c'est qu'elle redistribue les cartes dans de nombreuses industries. La France a un savoir-faire reconnu dans ce domaine, et cela représente une occasion unique de revenir au premier plan de l'innovation. L'IA met sur un pied d'égalité des acteurs globaux comme les États-Unis, la Chine et l'Europe. C'est une opportunité qu'il ne faut pas sous-estimer, y compris par nos gouvernements. Ils doivent intégrer l'IA dans une vision à long terme, avec une roadmap qui ne se limite pas à 18 mois, mais qui s'étend sur 5, 10, voire 20 ans.
Comment choisissez-vous vos investissements ?
J'investis principalement dans l'intelligence artificielle. D'un côté, je me concentre sur l'IA elle-même, et de l'autre, sur des entreprises qui seront peu impactées par l'IA à court et moyen terme, comme l'immobilier, les services, la restauration, ou encore celles qui soutiennent l'IA. J'ai investi, à mon modeste niveau, dans des entreprises comme Anthropic, Mistral, OpenAI, Poolside, et d’autres.
Pensez-vous que ces entreprises pourront détrôner les GAFAM ?
Parmi les GAFAM, il y a Microsoft, et selon moi, rien ne pourra jamais vraiment détrôner Microsoft . C'est une des leçons de l'histoire de l'informatique. Mais pour les autres, oui, l'IA pourrait redistribuer les cartes dans l'ensemble des industries. Si, en 1995, je vous avais dit qu'Amazon deviendrait le premier retailer mondial, ou qu'en 2000, Google deviendrait le site le plus visité, vous auriez sans doute ri. Aujourd'hui, nous sommes dans une situation similaire. Je pense même qu'il y aura de la casse, avec seulement 5% de survivants. Mais ces 5% seront les futurs GAFAM.
Qu'est-ce qui fait la différence entre ces 5% et les 95 autres ?
La qualité d'exécution. C'est-à-dire la capacité à transformer un projet pensé par les fondateurs en valeur ajoutée concrète pour les utilisateurs c’est ce qui est vraiment game changing.
L’activité historique de Mirakl rentable
Où est-ce que vous voyez Mirakl d'ici 5 ans, d'ici 10 ans ? Quel est votre objectif à long terme ?
Notre objectif principal est de maintenir notre avantage compétitif et notre position de leader dans les métiers de la marketplace. Nous visons également à devenir un acteur majeur du retail media. Un autre enjeu clé est de réussir à intégrer l'intelligence artificielle au cœur de nos produits pour les rendre encore plus performants, et ainsi créer davantage de valeur pour nos clients. Nous continuons de recruter activement pour renforcer nos équipes dans tous les domaines : commercial, marketing, développement, produit, et customer success. Par ailleurs, nous investissons fortement dans les marketplaces B2B.
Êtes-vous rentable ?
Nous sommes rentables sur notre core business, Mirakl Platform, mais nous sommes toujours en phase d'investissement. Nous continuons de développer nos nouveaux produits, le retail media, nos solutions de paiements… Nous investissons beaucoup et beaucoup dans la tech puisque nous sommes en entreprise tech avant tout. Nous avons cette chance chez Mirakl d’avoir des actionnaires qui nous font confiance depuis très longtemps, d'avoir des équipes stables, des comités de direction qui sont stables, et donc d'avoir la possibilité d'investir sur des nouveaux marchés.