Repousser les limites de la science pour venir à bout des maladies, c'est ce que s'attèle faire Owkin depuis sa création en 2016. En effet, la biotech s'en remet à l'IA générative pour découvrir de nouveaux traitements. Pionnière dans le secteur avec son approche novatrice, la société veut ouvrir une nouvelle voie dans la biologie en analysant des bibliothèques d’imagerie médicale, les data moléculaires ou encore des ensembles de données cliniques dans l'optique de découvrir des modèles de biomarqueurs complexes qui provoquent des maladies.

Les ambitions de la licorne franco-américaine sortent de plus en plus de son seul spectre d'activité, puisque c'est une véritable «mafia Owkin» qui se développe depuis quelques années. Il y a quelques mois, la biotech Bioptimus a notamment vu le jour sous l'impulsion d’anciens chercheurs de Google DeepMind et des experts d’Owkin. Cette spin-off a d'ailleurs dévoilé cet été son premier modèle d’IA pour analyser les cancers. De là à donner naissance à un «ChatGPT» de biotechnologie ? C'est ce qu'espère Thomas Clozel, co-fondateur d'Owkin, qui nourrit de fortes ambitions dans la biologie et l'IA.

Maddyness l'a rencontré pour faire le point sur le développement d'Owkin et les défis à relever pour la biotech dans les prochaines années.

MADDYNESS – Owkin a vu le jour il y a 8 ans. Quel bilan faites-vous de l’évolution de la société ?

THOMAS CLOZEL – Nous, on veut remplacer l'ancienne pharma par la pharma de demain. En fait, révolutionner une industrie aussi complexe et longue, cela met du temps. On veut vraiment faire une différence complète. Je pense qu'on a vraiment bien fait les choses sur la plateforme tech pour réussir à avoir les bonnes datas, la bonne technologie et la bonne IA pour comprendre la nouvelle biologie. Et on commence à vraiment arriver dans le dur avec des programmes de médicaments. Nous sommes en train de devenir cette biotech du futur.

Une pharma classique a un médicament en dix ans. Nous, on en aura beaucoup plus. Nous sommes en train de créer le Netflix de la pharma dont nous avons toujours rêvé. Évidemment, cela prend du temps, mais nous sommes des pionniers. On est vraiment en train de créer une nouvelle catégorie d'entreprise. Aujourd'hui, nous n'avons pas de concurrent.

Vous démocratisez certaines méthodes, comme le Transfer Learning...

Nous avons été éprouvé beaucoup de technologies. On a fait beaucoup de choses autour de l'IA pour la biologie. Nous avons même fait une spin-off, Bioptimus, pour améliorer la compréhension de la biologie. Franchement, on a fait beaucoup de trucs. Et je pense qu'à terme, on va vraiment révolutionner cette industrie. Dans 10 ans, nous aurons remplacé les Big Pharma.

La spin-off Biotimus a été lancée il y a quelques mois. Assiste-t-on à la naissance d’une mafia Owkin ?

Oui, c'est clair. C'est loin d'être la dernière entreprise ! C'est tellement compliqué la santé. Dans les LLM (Large Language Models), il y a déjà OpenAI, Anthropic et d'autres qui ont montré le business. Nous, on fait de la découverte en IA, en médecine et en business. Parce que c'est un nouveau business. Aucune boîte n'a montré le business du Foundation Model en biologie.

C'est super, cela rend le truc encore plus complexe. Mais ça nous permet d'avoir les meilleurs esprits parce que je pense qu'on a les gens qui sont là pour le challenge. Et c'est important. Quand je vois la traction de Bioptimus, c'est dingue. C'est en train de nous échapper complètement. Mais en même temps, on a juste incubé cette société.

Ce sont des boîtes différentes. Mais ça donne un peu le vertige tout de même, ça va très vite ! Il y aura bientôt des annonces qui vont être assez fortes.

«Nous voulons créer des générations de chercheurs virtuels qui seront meilleurs que les chercheurs actuels»

Depuis la création, Owkin est «IA by design». Est-ce que l'IA générative telle qu'on est en train de la découvrir aujourd'hui, dans le domaine de la biologie, est vraiment un game changer ?

C'est complètement un game changer. Alors, il y a quand même deux trucs dans la biologie. Il faut déjà trouver ces modèles qui capturent toute la biologie. Il faut déjà arriver à représenter la biologie comme ça. Cela s'appelle le Representation Learning. Grâce à ce procédé, l'IA générative génère une représentation de la biologie. C'est un peu comme quand OpenAI génère une représentation d'un texte, mais en l'appliquant à la biologie. Le problème, c'est qu'en biologie, on ne connaît pas le nombre de paramètres. Un gène, ce sont des millions de paramètres, voire des milliards. Les règles du jeu sont moins claires.

L'enjeu est de savoir comment utiliser Owkin, Bioptimus, OpenAI et consorts dans la vie réelle pour finalement comprendre la cause des maladies ? Comment est-ce que l'on va crée un environnement natif en IA qui permettra de créer une intelligence humaine et artificielle pour vraiment arriver à utiliser de tels modèles et ainsi percer des mystères de la biologie ? Il faut quand même créer ce type d'environnement. C'est sympa de générer des choses avec l'IA générative. Mais après, comment on les utilise concrètement dans le monde réel ? C'est complètement une autre histoire.

En interne, quel est l'impact de l'IA générative ? Tout le monde en parle, mais finalement, personne ne semble vraiment savoir comment bien utiliser cette technologie...

En biologie, c'est tout à fait nouveau. Nous sommes parmi les premiers, un peu comme OpenAI il y a sept ans d'une certaine manière. Bioptimus, c'est vraiment la création de modèles et du fine tuning. C'est une spécificité de cette entreprise.

De son côté, Owkin va vraiment se concentrer sur la manière dont ces modèles-là et d'autres permettent de découvrir de nouvelles choses en biologie, comme de nouvelles molécules. Et ça, c'est très intéressant. Nous sommes vraiment en train de créer un environnement AI natif.

Avec Owkin, nous voulons créer des générations de chercheurs virtuels qui seront meilleurs que les chercheurs actuels pour découvrir des nouvelles choses. Mais le but, c'est de créer cette intelligence collective virtuelle réelle avec ces modèles de fondation pour arriver à vraiment enfin comprendre pourquoi les gens sont malades, pourquoi ils résistent, et ainsi créer les molécules de demain.

«Il y aura un point de bascule dans trois ans»

Il y a de plus en plus de sociétés qui ont cette approche pour lutter contre les cancers, comme Cure51...

Oui, j'ai d'ailleurs créé aussi cette société ! C'était mon idée avant OwKin. Je me suis dit qu'il me manquait deux trucs dans la vie : les bonnes données de patients antérieurs et un modèle de fondation. Face à ce constat, j'ai trouvé des copains et j'ai créé Cure51 avec eux. L'histoire de cette société est assez atypique.

Le postulat de départ était de se demander quels étaient les secrets des gens et de leurs gènes, surtout chez des gens qui ont une survie plus longue face au cancer. Et pour y parvenir, il faut des données. Parce que le problème de l'IA, c'est qu'elle ne vaut pas grand chose sans les données. Et nous, contrairement aux boîtes de LLM, on ne peut pas prendre de données publiques. Donc on a besoin d'aller dans les hôpitaux pour essayer de trouver les bonnes données de haute qualité. C'est assez compliqué.

Avec ces ambitions qui se concrétisent, on voit qu'il y a un nouveau champ des possibles à l'horizon. Pensez-vous que nous sommes aujourd'hui à un point de bascule dans la recherche contre le cancer ?

Non, je ne crois pas. J'ai l'impression qu'on stagne quand même. Enfin, je pense que le point de bascule va arriver dans trois ans, avec les ordinateurs quantiques qui auront monté en puissance et l'ouverture qui va se créer dans l'industrie pharmaceutique.

Aujourd'hui, les pharma veulent encore construire en interne. Mais franchement, ils n'ont pas les bons talents pour le faire. Il faut encore trois ans pour que les ordinateurs quantiques fonctionnent pour la biologie et avoir les bonnes données. Je pense donc qu'il y aura un point de bascule dans trois ans, échéance à laquelle où l'on va commencer à avoir des synergies au sein de tout l'écosystème pour commencer à vraiment évoluer sur le cancer. Sur les tumeurs cérébrales, il n'y a encore aucun traitement qui fonctionne. Et on en est encore très loin.

Il y a des tumeurs qui n'existaient pas il y a 20 ans, des tumeurs des voies biliaires qui doublent tous les 10 ans... Donc nous sommes quand même vraiment loin du compte. Et ce n'est pas si étonnant vu qu'on ne comprend pas toujours les causes de certains cancers et il y a beaucoup d'évolutions, notamment avec les thérapies cellulaires.

Il y a quand même des trucs assez extraordinaires qui se passent. Mais en cancérologie, et encore plus en auto-immunité, nous sommes encore loin du but. On ne comprend vraiment rien.

Je crois que l'on connaît à peine 2 % des virus ou moins. Et c'est loin d'être la seule chose qu'on ne connaît pas très bien. On connaît moins de 1 % des virus pathogènes dans le monde. On connaît peut-être 4 % d'ADN et 2 % du cosmos. On est vraiment loin du compte.

«Les Gafam peuvent être les Big Pharma de demain»

Finalement, plutôt que les Big Pharma, est-ce que ce ne sont pas les Gafam qui sont les principaux ennemis ?

Avec Google par exemple, l'avantage est qu'il s'agit d'une entreprise qui s'auto-sabote toute seule dans le secteur de la santé. Ils ont fait des trucs, que l'on n'a pas toujours compris. Ils ont fait Google X, Verily ou encore Google Health, alors qu'ils ont des pouvoirs extraordinaires. Je pense que c'est une boîte qui est très axée sur santé, avec des fondateurs hyper inspirants. Mais aujourd'hui, au niveau de la santé, je pense que c'est trop lent et pas assez clair. Mais dans le futur, les Gafam peuvent aussi être les Big Pharma de demain.

Au niveau des données, ils en ont toujours plus. Avec Google, il est possible de recruter facilement 30 000 patients. Microsoft a aussi un fort intérêt pour le secteur. Quant à Meta, c'est pas trop leur truc. Mais il est clair que les Gafam ont un rôle à jouer.

Vu que les GAFAM ont des moyens quasiment illimités, est-ce que vous avez été parfois approché par eux ou par d'autres grands groupes pour vous faire racheter ?

Pour l'instant, on a eu une offre de rachat. Et tout de suite, on a dit non, car je veux que la boîte réalise une IPO. Je me donne entre deux et trois ans pour l'amener en Bourse. Je sais qu'il y a d'autres gens qui s'intéressent à nous, mais j'espère que nous ne serons pas rachetés d'ici là.

IPO d'Owkin : «Euronext ? Jamais de la vie !»

Et si vous allez en Bourse, ce sera plutôt aux Etats-Unis ou en France ?

Aux États-Unis à 100 % ! Euronext ? Jamais de la vie ! Mais la question, c'est qui veut être sur Euronext dans la biologie ? Ce n'est pas le bon endroit pour la biologie.

Avant de penser à entrer en Bourse, allez-vous relever des fonds prochainement ?

Oui, on va commencer une nouvelle opération dans quelques mois.

Cela semble indispensable, vu que l'accès à des bases de données vous coûte des millions d'euros...

Oui, on a dépensé près de 100 millions dans les bases de données. On continue à dépenser beaucoup d'argent dans les données. Nous avons des données que personne n'a dans le monde. On travaille avec 61 hôpitaux. En termes de revenus, nous sommes numéro un dans les biotechs. Cela nous permet quand même de ne pas avoir à lever tout le temps.

Jusque-là, nous avons construit à la fois une biotech et une plateforme IA. C'est quand même beaucoup d'argent. Pour l'instant, on a toujours trois ans de cash devant nous. Nous sommes «safe» et c'est hyper important pour moi. On va sûrement lever à nouveau des fonds l'année prochaine mais il n'y a pas d'urgence.

A VivaTech, vous avez annoncé votre premier médicament. C'est une étape majeure pour vous...

Oui, c'est un premier médicament clinique. On a des médicaments pré-cliniques avant la clinique. On a un outil de diagnostic qui est commercialisé aussi. On en aura un deuxième bientôt. Ça montre qu'on commence à avoir vraiment une vraie pipeline. Et c'est là-dessus qu'on attaque la pharma.

Nous pouvons vraiment montrer que l'intuition des gens dans la pharma est remplacée par les données et l'IA. La pharma est intuition driven, alors que ça devrait être 100 % data driven.

C'est quoi la prochaine étape ?

Un deuxième médicament ! Plus globalement, l'objectif est de trouver des choses où la pharma a échoué. Mais trouver des traitements contre des tumeurs cérébrales ou des cancers du poumon qui résistent à la biothérapie, c'est très dur. Ce n'est simple de trouver la clé.

Le meilleur succès, c'est d'avoir des dizaines de millions de patients traités dans 10 ans. C'est vraiment ça que je cherche. Mon seul KPI, c'est les patients. Moi, je suis médecin, je traite mes patients. Je ne suis là que pour ça.