La productivité de l’Europe décroche par rapport à celle de ses principaux concurrents mondiaux. Ce ne sont pas des statistiques abstraites, mais une menace réelle pour le modèle européen, qui concilie croissance économique, développement humain, libertés individuelles et protection de l’environnement. Si nous voulons défendre ce modèle, nous devons prendre à bras-le-corps le chantier de l’IA dont dépend notre compétitivité future. Nous devons avancer sur deux fronts : accélérer la diffusion de l’IA au profit du plus grand nombre et maîtriser, en partie du moins, sa chaîne technologique. Le temps presse.

L’IA, des effets massifs attendus sur la productivité et l’emploi

Depuis le début de la révolution numérique, l’Europe occidentale est à la traîne : entre 1997 et 2022, sa productivité n’a progressé que de 0,8 % par an, contre 1,6 % en Amérique du Nord ou 1,7 % dans les pays avancés d’Asie.

Or, l’IA peut favoriser non seulement la productivité, mais aussi la prospérité et la création nette d’emplois, comme l’ont montré les travaux d’économistes comme David Autor et Erik Brynjolfsson*. Même s’il est trop tôt pour anticiper tous les effets de l’IA, on peut d’ores et déjà identifier quelques tendances qui suscitent à la fois espoirs et inquiétudes.

D’abord, les bouleversements s’annoncent massifs et rapides : selon l’une de nos analyses récentes, dans un scénario médian agressif pour l’Europe, jusqu’à 30 % des heures travaillées pourraient être automatisées d’ici 2030. Si certaines professions, notamment les emplois de bureau, les services à la clientèle ou les fonctions de production pourraient voir leurs effectifs diminuer, d’autres dans les domaines scientifiques, techniques, de l’ingénierie et de la santé sont appelés à se développer. Dans de nombreux métiers, l’IA viendra « augmenter » les travailleurs, faciliter leur travail et renforcer l’intérêt de leurs tâches.

Ensuite, les conséquences de l’IA sur l’emploi dépendront largement de la façon dont nous accompagnerons ces changements. Dans un scénario favorable, on pourrait observer un rebond de la productivité, avec des gains annuels estimés à +3,1 % par an d’ici 2030, un solde d’emplois positif et une hausse des salaires. A contrario, si c’est le scénario d’une adoption tardive et/ou celui d’une transition mal accompagnée qui se réalise, la productivité continuera à stagner (+0,3 % par an seulement). Dans ce cas, le marché du travail se polariserait : seul un petit nombre de travailleurs, en forte demande et en nombre insuffisant, verrait leur salaire augmenter, tandis que d’autres catégories de travailleurs, insuffisamment qualifiés, trouveraient difficilement un emploi. Le scénario qui se matérialisera dépend de nos choix collectifs.

Accélérer la diffusion de l’IA et organiser la montée en compétences, des priorités absolues

Pour assurer des impacts positifs de l’IA générative sur la productivité et l’emploi, il convient d’une part d’investir dans le déploiement rapide, mais surtout à l’échelle, de ces outils, et d’autre part de permettre leur usage par le plus grand nombre.

Bon nombre d’entreprises européennes ont commencé à expérimenter avec l’IA, elles engagent des tests pour identifier et valider ses applications les plus pertinentes. Cette phase de projets pilotes est bien-sûr incontournable, mais il importe d’assurer ensuite un passage le plus rapide possible à grande échelle, car c’est seulement dans cette phase que les gains de productivité sensibles se matérialisent.

Or, ce passage à l’échelle suppose de résoudre la problématique des compétences. Selon nos estimations, il faudra requalifier environ 12 millions de travailleurs européens en quelques années. Un défi considérable, mais réalisable : deux fois plus de travailleurs européens ont changé de secteur d’activité lors de la pandémie de Covid. Cet effort nécessitera une mobilisation générale et une responsabilité partagée : aux individus d’être proactifs et curieux pour s’approprier les outils d’IA, aux employeurs d’investir dans la transition de leur force de travail, et aux États européens de coordonner leurs actions et leurs moyens.

Ne pas abdiquer le leadership technologique sur l’IA

La seconde bataille que l’Europe doit mener consiste à garder la maîtrise de son destin technologique et à éviter de laisser échapper la valeur créée par l’IA. Ce mot d’ordre peut sembler naïf sachant que 90 % des financements en faveur des « large language models » (LLM), les moteurs de l’IA générative sont fléchés vers les États-Unis et que 61 des principaux LLM ont été développés outre-Atlantique, contre seulement 21 en Europe. Cependant, les LLM ne sont que la partie visible de l’iceberg technologique de l’IA, qui comporte en réalité huit maillons : depuis l’amont (production de silicium brut, équipement industriel des fonderies de semi-conducteurs, fabrication de processeurs, etc.) jusqu’à la production des modèles et des applications, et finalement l’aval – c’est-à-dire les services professionnels qui accompagnent le déploiement des outils d’IA. A quoi s’ajoute encore la production d’une énergie compétitive, tant sur les coûts que le carbone.

Sur certains de ces maillons, l’Europe occupe une position concurrentielle intéressante. La politique industrielle de l’Europe sur l’IA doit devenir plus granulaire. Maillon par maillon, nous devons analyser nos enjeux spécifiques de souveraineté, de partenariats stratégiques, et nos opportunités de saut technologique.

Plutôt que de réduire l’IA à un dilemme caricatural entre humains et machines, nous devons nous concentrer sur l’accompagnement de cette technologie. L’impact de l’IA sera déterminé par nos décisions collectives. Ensemble, nous pouvons faire en sorte que l’IA génère une prospérité partagée, un rebond de la productivité en Europe, et la pérennisation de notre modèle de progrès.

* Autor D. et Salomons A., Is automation labor-displacing? Productivity growth, employment, and the labor share, Brookings Papers, mars 2018 ; Brynjolfsson E., Generative AI at Work, Stanford Working Paper #4141, novembre 2023.