Il a commencé à travailler avec l'intelligence artificielle quand on parlait encore de «machine learning» et de «data science». Clément Stenac est surtout connu pour être cofondateur et CTO de Dataiku. Mais avant cette aventure entrepreneuriale, Clément Stenac, diplômé de l’École Centrale, a été l’un des architectes informatiques de VLC, le logiciel de lecture vidéo au plot de chantier. Aujourd’hui «CTO d’une boîte de 1000 personnes», l’ingénieur garde du temps pour coder.
Pas de secret dans la tech de Dataiku, seulement «une plateforme bien exécutée axée sur les besoins des utilisateurs». Dataiku est aujourd’hui l’une des plus belles réussites de la tech française et garde un service de R&D 100% français. La vision n’a pas changé en douze ans : mettre l’intelligence artificielle dans toutes les mains au sein de l’entreprise. Fondée en 2012, la scale-up approche du breakeven. Clément Stenac, l’incarnation de la tech chez Dataiku, livre pour Maddyness sa vision du produit et de l’intelligence artificielle.
Maddyness : Vous avez une formation d’ingénieur et un parcours dans des grandes entreprises, qu’est-ce qui vous a donné envie d’entreprendre ?
Clément Stenac : C’est principalement la rencontre avec mes cofondateurs de Dataiku : Florian Douetteau avec qui j’avais déjà travaillé, Thomas Cabrol, et Marc Batty. Quand Florian a commencé à travailler sur Dataiku, il m’en a parlé. J’ai immédiatement ressenti l’envie de les rejoindre et de tenter une nouvelle aventure.
Quelles sont les différences entre votre rôle d’ingénieur et celui d’entrepreneur-cofondateur ?
Dataiku a aujourd’hui 11 ans, et mon rôle a évolué pour inclure la gestion d'une grande équipe technologique, en plus de mon rôle d’entrepreneur. C’est très différent des premières années où nous devions tout créer à partir de rien. À cette époque, il ne s’agissait pas seulement de développer la partie technique, mais de bâtir l’ensemble de l’entreprise.
Durant les premières années, j’ai essayé d’éviter de reproduire les erreurs que j’avais commises ou observées par le passé, comme se concentrer exclusivement sur la tech au détriment des attentes des clients, ce que j’ai vécu dans d’autres entreprises. Nous passions énormément de temps et d’énergie à concevoir des produits techniquement parfaits mais éloignés des besoins réels des clients
C’est peut-être un biais de l’ingénieur français.
Comment se déroulent vos journées ?
Aujourd’hui, je suis principalement CTO d’une entreprise de plus de 1000 personnes, mais je reste très impliqué dans le produit. Je suis le garant de la qualité de ce que nous livrons, ce qui est pour moi le plus important.
Il y a aussi d’autres aspects, comme le côté humain : veiller à ce que l’équipe continue de croître, soit heureuse et s'améliore constamment. En plus du développement du produit, j’ai des responsabilités liées au support, au déploiement chez les clients, et aux problématiques d'IT.
Prenez-vous encore le temps de coder et de participer au développement technique ?
Heureusement, oui, encore un peu. Je ne pourrais pas rester très longtemps sans coder au moins un petit peu.
Vous avez levé des fonds de nombreuses fois, le dernier tour de table était de 400 millions en 2021. Quel a été votre rôle face aux investisseurs ? Comment les convaincre ?
Il y a eu différentes phases et l’implication des fondateurs, particulièrement du fondateur technique, n'est pas la même selon les séries. Lors des premières levées de fonds, comme la série seed en 2016, les investisseurs voulaient être rassurés sur la vision produit et l’investissement en R&D. Les séries avancées se concentrent plus sur les chiffres de go-to-market, l’efficacité et la rentabilité.
Pour les premières levées, il s’agissait davantage de croire dans le projet et l’équipe. L’écosystème a évolué depuis nos débuts. En 2016, il fallait démontrer un product-market fit et un début de traction, ce qui est toujours le cas mais les attentes des investisseurs ont évolué.
«Notre différenciation vient de la compréhension du marché»
Comment on fait pour pitcher de la tech à des gens qui n'y connaissent rien ?
On ne pitche pas de la tech à quelqu’un qui n’est pas là pour acheter de la tech !
On pitche de la valeur. Quels problèmes allons-nous résoudre ? Quelle solution voulons-nous proposer ? Pourquoi nous pensons que notre solution est différente ? Cette différenciation peut être technique mais en réalité, elle vient souvent de notre compréhension du marché.
Notre produit n’a pas de secret, d'invention disruptive, etc. C'est une plateforme bien exécutée, axée sur les besoins et problèmes des utilisateurs.
Et c'est pour ça que même quand on pitche à quelqu'un d'assez technique, on va peu parler de technologies particulièrement innovantes. Même avec des interlocuteurs techniques, nous parlons moins de technologies innovantes et plus de notre écoute continue des besoins des clients.
Quels ont été vos premiers pas avec l'intelligence artificielle, présente dès le départ chez Dataiku ?
Quand j'ai commencé à travailler ces sujets-là, autour de 2008-2009, le mot « IA » était tabou. Il y avait eu tellement de désillusions à ce propos dans les années 90 et le début des années 2000. Nous préférions l'expression “machine learning”, en réalité une sous-catégorie de l'IA, la proposition de valeur était plus claire, plus tangible, et les techniques étaient mieux comprises.
Au démarrage de Dataiku, donc à la fin 2012, nous parlions de “data science” et de “machine learning” mais pas d’IA. Les termes “intelligence artificielle” se sont imposés progressivement à partir de 2015-2016, avec des avancées comme le traitement d’images.
C'est avec le décollage d'OpenAI, à partir de 2017 et 2018, évidemment, de manière explosive depuis 2022, que le mot AI s’est démocratisé.
Racontez-vous les tout débuts auxquels vous avez participé ! Vous êtes un pionnier de l’intelligence artificielle ?
Les premiers pionniers sont les informaticiens des années 60 à 80. Je suis surtout un pionnier dans la transformation des applications de recherche en solutions apportant de la valeur.
Quand nous avons commencé, le machine learning n'était plus seulement un sujet de recherche, mais une source de valeur pour certaines entreprises, principalement dans la Silicon Valley.
Or, utiliser la data science et le machine learning sont des avantages concurrentiels importants, toute entreprise se doit d’en tirer parti. Notre mission est de permettre à toute entreprise d’utiliser ces avantages concurrentiels, et pas seulement quelques grosses entreprises de la Silicon Valley.
«Le monde est en phase d’apprentissage»
Quel est votre regard sur l’explosion de l’intelligence artificielle générative et les LLM ?
Nous avons intégré ces technologies dans notre solution pour permettre aux utilisateurs de les utiliser sans coder. L’IA générative est révolutionnaire, mais reste un outil parmi d’autres dans une boîte à outils.
Le monde entier est encore en phase d'apprentissage. La question qui se pose actuellement, est “avons-nous atteint un plateau technologique dans l’intelligence artificielle générative ?”
Certains signes tendent à dire qu'on peut atteindre un plateau quant à l'intelligence des modèles. Mais ce qui est clair, c'est que nous sommes au tout début des déclinaisons et des usages en entreprise.
Quelles sont les prochaines étapes de développement pour le produit Dataiku ?
Nous travaillons à faire de notre plateforme un outil pour tous dans l’entreprise et tout le long du cycle de vie de la donnée. Nous ajoutons constamment des fonctionnalités et améliorons notre offre.
Notre deuxième axe de développement concerne la gouvernance et la régulation, en constante augmentation, notamment pour les entreprises européennes. Nous voulons aider les entreprises à maintenir le contrôle de leurs projets data et à avoir une vision des risques.
Enfin, nous développons des solutions liées à l’intelligence artificielle générative et aux agents conversationnels pour permettre aux entreprises de les mettre en place rapidement avec des réponses fiables et des données sourcées.
Nous avons beaucoup de belles références françaises en intelligence artificielle générative, que ce soit des laboratoires de recherche, des chefs d’entreprises ou même des formations… Quelle est la place de la France au niveau mondial en IA ?
La France est depuis longtemps une référence dans l'ingénierie logicielle car il y a un terreau d'éducation extrêmement fertile mais également un écosystème de startups qui participent à la progression des développeurs et des grands groupes qui aident à maintenir cet écosystème et ce vivier.
Il y a une forte émulation en ce moment avec la constitution de certaines « mafia » autour des entreprises leader de l'intelligence artificielle. (Des startups créées et développées par les anciens salariés des scaleups. Par exemple : la “mafia Doctolib”, ou la “mafia Dataiku”...ndlr) C’est la même dynamique que celle des années 2000 autour de la “Paypal mafia”. C’est très positif !