Investisseur depuis près de 15 ans, Jérôme Chevalier a fondé Quadrille Capital avec Henri de Perignon. Nichée dans d’élégants bureaux place de la Madeleine, avec vue sur l’église, l’équipe de Quadrille Capital gère 1,6 milliards d’euros. Le fonds s’appuie sur 4 verticales d’investissement : dans des fonds de venture capital et de growth equity, directement dans les entreprises de la tech en growth equity, sur le marché secondaire des actions des entreprises tech et enfin sur les marchés cotés.
Une multitude de stratégies avec un point commun, la tech, et une méthode quantitative atypique dans le venture capital. Observateur de l’écosystème et de ces évolutions, Jérôme Chevalier est convaincu que la course à la rentabilité ne restera pas le critère déterminant pour les investisseurs très longtemps. «L’écosystème valorise plus la croissance que la rentabilité.»
Maddyness : Comment a démarré Quilvest Ventures, dont Quadrille Capital est né ?
Jérôme Chevalier : J'ai rejoint Quilvest en 2001, après 15 ans chez Lazard, pour y développer une activité d’investissement dans la tech, qui n’existait pas encore. Henri de Perignon m'a rejoint très rapidement et nous avons développé ensemble cette activité.
Pendant 6 ans, nous avons investi l'argent de Quilvest ou de l'argent levé par Quilvest, dans des sociétés et dans des fonds uniquement dans la tech, avec une vision globale, c'est-à-dire essentiellement à l'époque, en Amérique et en Europe. Notre approche était déjà très financière.
En 2007, nous avons créé Quilvest Ventures, et nous en étions actionnaires aux côtés de Quilvest. Nous avons isolé notre activité d’investissement dans la tech au sein du groupe Quilvest et levé un premier fonds avec cette structure. Puis, quelques années plus tard, nous avons racheté à Quilvest la participation qu'ils avaient dans cette société pour créer Quadrille Capital fin 2012.
Avec le recul, le fait d'être adossé à Quilvest, était-ce un frein pour vous ?
Certainement pas. C'est toujours intéressant au début d'être adossé à une structure. Cela apporte plein de choses : un ancrage dans le métier, un certain nombre de relations, une plateforme à partir de laquelle on a pu travailler, du financement. Nous avions fait du conseil et là, nous devenions investisseurs. Nous avons changé complètement de métier… Il était donc utile de travailler étroitement avec des gens dont le métier était effectivement d’investir.
Est-ce qu'après ce pivot personnel, vous diriez que vous avez une âme d'entrepreneur ?
Ah oui, ça, c'est sûr ! Nous avons tout à fait une âme d'entrepreneur. Déjà, le fait de faire de la tech, c'est un choix assez entrepreneurial.
Et le fait de le faire en étant propriétaire de sa société de gestion, encore plus. C'est une aventure entrepreneuriale au même titre qu'une startup, avec une nature financière mais c'est tout à fait la même dynamique.
«Nous avons une approche profondément financière»
Vous êtes un peu à part dans l’investissement puisque vous multipliez les stratégies d'investissement : le venture capital, le growth, le fonds de fonds et le coté. Est-ce une stratégie de multiplier les stratégies ?
Aujourd'hui, la quasi-totalité des fonds qui investissent dans la tech sont des fonds primaires, directs. C'est-à-dire que ce sont des gens qui investissent du new money dans les sociétés, donc mettent de l'argent par augmentation du capital dans des sociétés nouvelles. C'est une stratégie qui est la même pour tout le monde et qui, parfois, crée des bulles de valorisation parce que beaucoup d’investisseurs cherchent à rentrer dans les mêmes sociétés. Et donc, ça crée cette dynamique qui est celle qu'on connaît dans la tech, qui conduit à une hausse des valorisations, puis à une baisse des valorisations, puis à une période d'illiquidité, etc.
Nous, nous avons une approche profondément financière. Ce qui a deux conséquences. D'abord, en plus de la technologie du marché et du management, nous nous intéressons beaucoup au financement des entreprises, c’est-à-dire à deux choses : la quantité d'argent qu'il y a dans les entreprises elles-mêmes et la quantité d'argent qu'il y a chez les investisseurs de chacune de ces entreprises. Donc, nous portons beaucoup d'attention à bien quantifier les quantités d'argent qui seront nécessaires au syndicat d'investisseurs.
Et puis, nous pensons aussi que c'est très efficace de regarder les actifs pas simplement avec un regard primaire direct, mais aussi avec d'autres stratégies qui sont très synergétiques. Le fonds de fonds qui permet de repérer les entreprises avant quand elles sont jeunes. Le secondaire qui permet d'y investir si on n'a pas pu investir en primaire. Et le côté qui amène encore d'autres choses.
Et la raison pour laquelle nous avons souhaité faire ça, c'est parce que nous avons beaucoup plus d'opportunités d'investissement, même si chacune des stratégies fait l'objet de fonds différents.
Cela nous apporte beaucoup plus d'opportunités d'investissement, beaucoup plus d'opportunités de sourcing. Cela nous permet aussi de travailler beaucoup plus efficacement sur la liquidité. Il est très important dans la tech, aujourd'hui, et de façon générale, de travailler sur la liquidité. Le fait d'être très actif sur le marché secondaire nous permet d'accélérer la liquidité sans avoir à attendre que les entreprises aillent en Bourse ou qu'elles soient rachetées.
C'est pour ça que nous avons progressivement créé une plateforme assez horizontale d'investissement toujours strictement dans la tech, toujours globale, très financière, mais avec plusieurs stratégies.
Au moment d’investir, avec une participation primaire, qu’est-ce qui vous convainc ?
Au-delà de notre instinct d'investisseur, nous suivons dans la plupart des cas, les sociétés depuis au moins 36 mois. Parfois, nous les avons déjà vues plusieurs fois et notre conviction s’affirme progressivement. Comme tous les investisseurs, nos critères sont très clairs dans notre esprit en termes de taille, de croissance, de solidité des business.
Nous regardons toute une série d’indicateurs. Nous sommes également très attentifs à la qualité des autres investisseurs autour de la table. C’est, pour nous, une condition très importante de la réussite. Parce que ces parcours dans la tech sont longs, pleins d'incertitudes. Ils nécessitent des besoins de financement plus importants que ce qui avait été imaginé au départ. Généralement, de l'ordre de 2 à 3 fois plus.
Et qu'est-ce qui vous convainc d'investir dans un fonds ?
Il y a deux choses qui sont importantes. Il y a le passé et le futur. Le passé, c'est bien sûr la performance. Donc nous analysons comme tout le monde. Nous passons aussi beaucoup de temps à analyser la capacité et la détermination des gérants de fonds à construire une firme qui sera là encore 10, 20, 30 ans plus tard. Et donc, c'est difficile. C'est extrêmement changeant, évolutif.
Un fonds dans la tech, plus il est gros, plus il est difficile à contrôler. Donc, c'est très important de travailler avec des équipes qui cherchent en permanence à savoir où elles vont, à savoir ce qu'elles construisent.
«L'industrie s'est beaucoup assainie»
Aujourd'hui, la tech française manque d’exit. Pour vous, quelle va être la solution de sortie de cette impasse ?
C'est un métier cyclique, donc il y a des hauts et il y a des bas. Dans la tech, à la différence de l'investissement non coté, il n'y a que du primaire, il n'y a pas de secondaire ou très peu. Notre vision du marché est assez simple. La correction des prix dans le marché coté a eu lieu : les prix ont baissé de 80% entre 2021 et 2022. Ils sont remontés un peu mais la correction est faite.
L'industrie s'est beaucoup assainie parce qu'elle levait trop d'argent, elle déployait trop d'argent. Les valorisations ont été remises à niveau et le déploiement de capital aussi.
Donc, il ne reste plus que le problème de la liquidité. Il y en a eu beaucoup moins ces derniers temps puisqu'elle a baissé dans des proportions très importantes en 2022 et en 2023. Il y a trois réponses à ce problème et nous travaillons sur les trois.
D'abord, pour les gens qui sont prêts à prendre des décotes, le marché secondaire existe. Il faut accepter de prendre des décotes significatives, de l'ordre de 30%, parfois 40% par rapport à la dernière valorisation. Mais si on a déjà fait cinq fois la mise, on peut accepter de prendre une décote qui nous ramène à trois fois ou trois fois et demi. Ce sont tout de même de belles opérations.
L’IPO est le deuxième outil de liquidité. Il y a un cycle qui va réapporter de la liquidité primaire. Mais il faut savoir s'extraire des deux modes de liquidité classiques que sont les IPO et les M&A et d'être à la manœuvre, sur ces participations seulement et non sur l’entreprise entière, pour trouver des sorties en secondaire. Il faut avoir cette agilité, cet esprit financier.
Je pense que la liquidité va revenir assez vite, mais les leçons que nous aurons retenues sur le fait de maintenir la liquidité autant que possible sont très importantes.
Vous projetez une reprise du cycle des IPO pour un pic à 2028, c’est bien ça ?
Ce qu'on voit de façon très claire, c'est qu'il y a eu un pic de montant d'IPO cumulé annuel tous les 7 ans : 2000, 2007, 2014, 2021. La logique, ce serait que ce soit donc en 2028.
Ce nouveau cycle de 2028 aurait commencé en 2021. Nous sommes déjà en 2024, donc nous avons commencé à avancer. Cela devrait s'accélérer. Pour que ça s'accélère, il faut que ça commence. Pour commencer, il faut qu'il y ait les premières IPO et les premières IPO qui marchent. Il y a énormément de sociétés de très grande qualité qui attendent de pouvoir sortir en IPO dès que le marché se sera solidifié. Nous pensons que les entrées en Bourse vont reprendre de façon importante cette année ou au plus tard l'année prochaine. Beaucoup d’entreprises méritent d'aller en bourse.
L’intelligence artificielle apporte-t-elle un nouveau cycle ?
C’est un cycle très important qui apporte un terreau absolument gigantesque pour de nouvelles sociétés. Simplement, les premières années nécessitent beaucoup de capital. C'est moins facile que de démarrer avec des bouts de ficelle et de mettre les entreprises en Bourse très vite. On passe par une phase de construction un peu plus longue.
«L’écosystème valorise la croissance»
Quel est votre pari sur les startups de l'IA qui vont réussir ? Et celles qui vont perdre ?
Ceux qui vont gagner, c'est comme toujours ceux qui auront quelque chose qui leur appartient et qui est important en termes de propriété intellectuelle. Aujourd’hui, les acteurs qui concentrent cette propriété intellectuelle sont surtout dans les semi-conducteurs et dans l'infrastructure software. Ceux qui réussiront à capturer et à établir les standards dans ces deux domaines auront des réussites formidables.
Vous dites aussi que la course à la rentabilité n'est pas un modèle qui va durer et que la tech s'épanouit dans l'hypercroissance. Pourtant, c'est contradictoire avec l’assainissement du marché actuel ?
C'est assez subtil. Disons que les métiers de la tech et de l'investissement dans la tech, c'est quand même d'identifier des nouveaux marchés et de les capturer. Pour les capturer, il faut aller vite. Pour avoir cette forme d'hypercroissance, il faut communiquer beaucoup, embaucher beaucoup, développer beaucoup et brûler beaucoup de capital. Si on ne court pas après la volonté d'attraper des parts de marché importantes, on ne capture pas ces nouveaux marchés. Or, je pense que c’est cela le métier central de la tech.
Quand on entraîne une bulle qui crée une période avec moins de liquidités cela devient plus compliqué de financer cette hypercroissance, surtout dans un changement de paradigme comme celui induit par l’IA. On peut avoir une période, comme celle que nous traversons en ce moment, où chacun se dit que les startups doivent être rentables parce qu’il n’y aura pas de nouveaux investissements. C’est une période saine qui oblige à revenir à une forme de réalité financière. Simplement, mon sentiment, c'est que les entreprises avec les plus belles valorisations dans la tech seront celles qui grandissent très vite. L’écosystème valorise plus la croissance que la rentabilité.
Vous investissez partout dans le monde, vous avez une stratégie et une vision globale. Pourquoi être à Paris ?
Paris est une ville de plus en plus intéressante pour les investisseurs, il y a énormément de très bonnes équipes.
Le marché européen de la tech s'est beaucoup développé ces dernières années. En Europe, la position de la France s'est beaucoup affirmée, avec tous les efforts qui ont été faits notamment avec Tibi. La France est devenue un des premiers marchés européens de la tech tant pour les sociétés que pour les fonds.
Quel est votre plus bel investissement ?
C’est Quadrille Capital. On y investit depuis 20 ans. Je suis extrêmement content de ce qu'on a construit. Je pense que c'est une plateforme qui est très originale et complètement adaptée à ce que la tech est en train de devenir, c'est-à-dire une industrie et non plus un artisanat. Nous sommes en train d'évoluer vers un métier beaucoup plus industriel.
Pour être une vraie industrie, il faut qu'il y ait un marché primaire solide, que nous avons et un marché secondaire profond et liquide que nous sommes en train de construire. Avec cela, la tech sera une classe d'actifs à part entière très importante pour les grands investisseurs institutionnels.