Depuis plus de trente ans, les fleurons de la tech naissent et meurent dans la Silicon Valley, un petit territoire de 200 km2 que l’on définit presque exclusivement par sa capacité d’innovation, rarement par sa géographie… et presque jamais par son Histoire. Pour Olivier Alexandre, sociologue et auteur de « La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde », il est essentiel d’en appeler à l’Histoire pour comprendre de quel écosystème nous avons hérité.
Le sociologue tient à le rappeler : « Aujourd’hui, la tech fait émerger des peurs profondes : deepfakes, cyberattaques, destructions d’emploi… sans parler de notre dépendance aux écrans. Mais ces dystopies ne sont pas si éloignées des utopies qui les ont précédées. Dans un monde chaotique - et il l’a toujours été - la question qui compte est la suivante : à qui peut-on faire confiance ? En la matière, la réponse de la Silicon Valley n’a jamais varié : il faut faire confiance aux scientifiques et aux entrepreneurs. Ce sont eux les visionnaires, ce sont eux les génies. Ils développent des systèmes d’information capables de sauver le monde. »
C’était valable dès la fondation de Stanford, en 1891. L’université est articulée autour de quatre piliers : humanités, sciences de l’ingénierie, droit et pouvoir spirituel. Sans ces quatre dimensions, la tech ne peut pas advenir. « A Stanford, le droit, notamment, est un instrument qu’il faut mettre au service de la tech. En aucun cas il n’est conçu comme un contre-pouvoir. »
Le mythe d’une science neutre
Les scientifiques de la Silicon Valley se présentent volontiers comme neutres. Or, souligne le sociologue, la science n’est jamais neutre. « La tech est une économie qui ne repose pas sur l’exploitation de matières premières, même si elle est très consommatrice de ressources, d’eau en particulier. Elle survalorise les systèmes d’information, tout comme elle survalorise le talent, l’intelligence, et s’attache à ouvrir la voie à tous ses patrons, pour les libérer des contraintes externes, qu’il s’agisse de la fiscalité, de l’influence des actionnaires ou des pressions gouvernementales. Il faut leur laisser les mains libres : ce discours trouve encore beaucoup d’échos en 2024, en Europe. »
Les Big Techs de la Silicon Valley, ce sont une centaine d’entreprises, qui embauchent 40% des salariés du secteur. Là-bas, une personne sur trois exerce le même métier que vous. Aux commandes des startups et licornes, on trouve des équipes resserrées de 2 à 5 associés, qui tous présentent le même profil. Majoritairement des hommes, majoritairement issus de la classe moyenne. « Ils sont certains de pouvoir sauver le monde en raison de leur prétendue neutralité et intelligence. » Un certain nombre d’entre eux, dans un passé récent, ont tenu des propos eugénistes, réfutant parfois violemment la discrimination positive, comme David Sacks et Peter Thiel. Elon Musk défend lui aussi cette ligne.
La science n’est pas exempte d’idéologie, ni de projets politiques. Emmanuel Macron a pu être fasciné par la startup nation, comme Charles de Gaulle avant lui. La tech est - de fait - un solide ascenseur social, ce qui explique en partie son succès auprès des politiques. Mais la Silicon Valley ne s’intéresse qu’aux winners. Et elle investit énormément d’argent dans le lobbying auprès des institutions américaines : un peu moins de 20 millions de dollars en 2000, 90 millions en 2017. « Aujourd’hui, un projet de 20 000 hectares au nord de San Francisco vise à reconstituer une Silicon Valley, mais sans SDF, sans Fentanyl et sans “loosers”… » conclut Olivier Alexandre.