Jean-Christophe Lambert souligne l'importance de développer l'expertise industrielle chez les investisseurs et de favoriser la collaboration entre startups et grands groupes pour relever les enjeux de la transition énergétique. Un appel à structurer un écosystème entrepreneurial résilient, capable de rivaliser sur la scène internationale et de faire rayonner notre continent à l'échelle mondiale.
Maddyness : Que pensez-vous du secteur et partagez-vous les constats émis par les professionnels dans notre série ?
Jean-Christophe Lambert : J’ai beaucoup aimé leur franc parler et je me suis reconnu dans de nombreuses analyses. Je pense notamment à la pénurie de fonds propres sur ces sujets hardware. Je ne pense pas que ce soit propre à la France par contre même si on a quelque peu perdu la fibre industrielle et ça se ressent. C’est un sujet difficile à aborder car les temps de développement et de commercialisation sont plus longs et les investissements pour accéder au marché plus importants. Le monde du VC s’est hyper structuré historiquement autour du logiciel qui a ses propres métriques qui ne sont pas applicables au hardware. Mais la situation post-Covid remet en cause le modèle car il a mis en exergue les problématiques de désindustrialisation et le besoin d’une transition énergétique plus forte et rapide. Et les enjeux de transition énergétique s'opèrent autour du hardware. Un fonds d’investissement qui veut avoir un impact dans la transition énergétique ne peut se contenter d’investir uniquement dans le Software. C’est comme si un fonds industriel ne finance que le logiciel Industrie 4.0, ça ne fait aucun sens, mais ça existe.
Maintenant pour faire émerger ces fonds, il faut qu’ils soient dimensionnés correctement en termes de montants et de temporalités. Il faut aussi développer l’expertise industrielle chez les investisseurs qui est très peu présente et est primordiale, car un investisseur qui ne connaît pas un sujet ou ne sait pas l’évaluer, n’investira pas.
J’ai bien aimé aussi la vision de Stan disant que le hardware favorise l’innovation software. Nous le constatons sur l’IA où les calculateurs sont primordiaux. Benjamin apporte une vision intéressante des barrières à l’entrée du hardware qui sont plus fortes et qui peut amener plus de pérennité.
M : Comment percevez-vous le hardware aujourd'hui en France d'ailleurs ? Notamment sur votre secteur, l'aérospatial ?
J-C.L : Quand nous avions fondé Ascendance en 2018, le Hardware ou l’Industrie dans le monde de la startup était un mot à connotation très négative, qu’il ne fallait presque pas prononcer. Les choses ont bien changé et le Hardware en France ou les startups industrielles (je préfère ce terme) ont beaucoup évolué et ont bénéficié de certains écosystèmes qui ont montré la voie. Je pense notamment aux startups de l'agro-alimentaire ou du new space. Si les histoires sont loin d’être simples, elles inspirent, créent un référentiel et montrent qu’un chemin est possible.
Côté investissement et évangélisation du secteur, la BPI fait un travail formidable mais les fonds doivent suivre et structurer la filière pour accompagner les pépites françaises. L’equity story ne sera pas que française mais il y a un bon mix à trouver pour que la majeure partie de la valeur créée reste en France.
Concernant l’aéronautique, la France a toujours été une terre pionnière avec les Saint-Exupery, Louis Blériot, Pierre-Georges Latécoère et bien d’autres. C’est l’une des seules industries où nous sommes co-leader, voire leader, au niveau mondial. Maintenant l’aéronautique fait face à un enjeu de transition énergétique et il me semble plus pertinent que nous gardions le leadership de cette transition plutôt que de le laisser totalement aux Chinois ou aux Américains qui n’en feront peut-être pas l’usage que nous attendons. En sortant d'Airbus et en me mettant de l’autre côté de la barrière, j’ai pu constater que la France a une culture très orientée vers les grands groupes. Si ces grands groupes seront un acteur majeur de cette transition, il leur est plus difficile culturellement d’intégrer les startups dans le processus d’innovation et de co-création de valeur. Il y a un phénomène de “not invented here” qui amène ces grandes institutions à rejeter les innovations qui ne viennent pas de chez elles. D’ailleurs, même les investisseurs ne comprennent pas que les inventions technologiques ne sortent pas de ces grandes structures industrielles. Mais les choses bougent et cette intégration se fait petit à petit car les enjeux et les particularités de chacun sont de mieux en mieux compris. Que ce soit par les startups qui ne pourront pas tout faire seules et devront s’appuyer sur l’écosystème existant ou les groupes de tailles plus importantes qui commencent à voir dans les startups des structures agiles avec des expertises uniques, capables de les accompagner dans cette transition et dans l'innovation.
M : Comment revivifier notre tissu industriel selon vous ? Quels seraient les leviers pour notre pays ?
J-C.L : Si nous n’avons pas les mêmes moyens que la Chine ou les Etats Unis, nous avons des atouts certains. À commencer par la qualité de nos ingénieurs et de nos laboratoires. C’est un terreau très solide sur lequel il faut s’appuyer car c’est un facteur de compétitivité de premier plan. Il faut favoriser encore plus la collaboration entre les laboratoires et les industriels. C’est souvent cantonné à des travaux très longs termes et les applications industrielles se perdent souvent en route.
Ensuite, il y a un tissu industriel à raviver et l’innovation n’est ni le terrain unique de startups ni celui des grands groupes. Il y a plein de PME et ETI qui ont une capacité d’innovation importante mais sont souvent rétrogradées au deuxième ou troisième plan. Nous l’avons vu sur le développement de nos prototypes, nous avons pu nous appuyer sur des acteurs nationaux solides et cela nous a évité d’aller chercher des partenaires partout dans le monde (même si nous avons une part internationale). Nous avons gagné en réactivité et compétitivité. Les investisseurs américains sont souvent effarés de ce que nous avons délivré avec si peu de moyens. Je pense que nous avons su tirer le meilleur parti de tous les leviers accessibles à nous. Un investisseur m’a dit un jour qu'“avoir peu de budget vous force à être intelligent”. C’est totalement vrai même si à un moment donné il faut avoir les moyens de scaler et qu’il ne faut pas s’enfermer dans l’hyper optimisation.
C’est aussi révélateur d’une certaine réalité, je prends pour exemple deux questions sur lesquelles la culture française et la culture américaine s'affrontent : un investisseur français va vous demander ce qu’on peut faire avec 3 fois moins que le budget présenté quand un investisseur américain va vous demander ce que vous pouvez faire de plus avec 2 fois plus. Je pense que le premier veut limiter son risque à court terme, quand l’autre veut optimiser sa chance de succès à long terme. C’est aussi une question de taille de fonds où l’un, en France, ne peut pas vous suivre sur du très long terme quand l’autre, aux Etats Unis, en a les moyens.
Enfin il y a un pragmatisme à développer qui doit amener à plus d’efficience sur les projets collaboratifs de recherches et d’innovations. Nous nous enfermons souvent dans des jeux politiques nationaux centrés sur la répartition des budgets de R&D quand nous devrions nous focaliser sur le meilleur usage à en faire pour atteindre un objectif commun. Cela nous fait perdre du temps au niveau national quand la compétition est plutôt internationale.
M : Quels conseils pouvez-vous donner à un entrepreneur qui veut se lancer dans le hardware ?
J-C.L : Déjà d’y aller ! C’est le sens et la mission que tu donnes à ton entreprise qui compte, pas son domaine d’application. Je n’ai jamais regretté d’avoir entrepris dans l’industrie car j’y trouve beaucoup de sens. Ce qui te fera lever le matin n’est pas de faire du software ou du hardware mais de croire en ce que tu fais et en l’impact que tu peux avoir. Et être en ligne avec ses valeurs.
Ayant dit cela, le second conseil est de bien s’entourer et faire preuve d’humilité. Bien choisir des personnes sachantes et bienveillantes qui ne se substituent pas aux fondateurs ni à l’équipe de management mais qui apportent tout leur savoir au service de l’entreprise tout en disant les choses. Les fondateurs doivent alors être à l’écoute car c’est un accélérateur fantastique pour l’entreprise et à titre personnel.
Enfin la difficulté d’une startup hardware c’est qu’elle demande beaucoup plus d’anticipations qu’une autre. A titre d'exemple, nous avons lancé en 2020 la construction de notre bâtiment d’essai. Nous étions 11 dans l’entreprise et c’était un sacré pari. Mais en 2023 nous l’avons reçu et aujourd’hui il tourne à plein régime, nous sommes 100 et heureusement que nous avons lancé ce chantier si tôt. Il faut donc savoir se focaliser sur l’exécution de son plan d’action à 18 mois tout en regardant ses objectifs à 4 ou 5 ans car c’est souvent là que se situent les enjeux de commercialisation et de production et qui nécessitent une certaine anticipation.
M : Avez-vous un message à faire passer à l’écosystème ?
J-C.L : Continuons de structurer un écosystème fort de startups industrielles. Il y a de belles initiatives de filières et plus globales sur les startups industrielles. Collaborons et partageons l’expérience acquise car à plusieurs ou en écosystèmes on est plus fort et on avance mieux. Et puis partager nos victoires et nos problèmes rompt un peu la solitude du fondateur ou du CEO. On se rend compte que les problèmes rencontrés ne sont pas isolés et cela donne de la force et du courage pour les résoudre.
Il ne suffit pas d’avoir de belles startups industrielles, il faut aussi l’environnement pour les accompagner, que ce soit les investisseurs, régulateurs ou partenaires. Mais cela avance, certes, mais on peut aller plus vite, être moins en réaction, car la compétition internationale n’attend pas.