« C'est vraiment le moment de passer à l'échelle ou ne vaut-il mieux pas rester chez soi ? », demande Charlie Perreau, responsable de la rubrique Start-up aux Echos, en introduction de cette table-ronde. Thibaut Ceyrolle, Partner chez Atomico, explique que la rentabilité s'est imposée depuis l'automne 2021 comme un pré-requis. « C'est toujours le bon moment pour passer à l'échelle mais il faut le faire en fonction du nombre de clients actifs », déroule-t-il devant le public de la Maddy Keynote 2024, au Palais Brongniart.
Depuis la sortie de la crise sanitaire, la fin de l'euphorie de la French Tech pousse les entrepreneurs à revenir à des fondamentaux. « Seules les boîtes qui se sont posées la question de leur marché seront financées », rappelle Géraldine Le Meur, Partner & Lead Investment Practice chez French Founders. « Il faut se doter des bonnes métriques, notamment en termes de profitabilité, pour mieux évaluer le momentum du passage à l'échelle. » Et cela vaut aussi pour le choix du prochain marché que la startup peut envisager pour se déployer.
Déploiement aux États-Unis : passage obligé ?
« J'ai quitté la France il y a 10 ans car j'étais frustré par l'écosystème, mais cela a bien changé depuis », développe Thibaut Ceyrolle. Une évolution confirmée par Géraldine Le Meur qui décrit « une chance d'être en France pour pouvoir tester de nouveaux modèles ». En revanche, cela ne doit pas justifier de rester cloisonné. « Il ne faut pas se reposer uniquement sur ce marché car la France est aussi en concurrence avec des pays européens », détaille Thibault Ceyrolle en pointant un "hub barcelonais qui monte en puissance". Ce dernier regrette par ailleurs que l'écosystème tricolore "soit toujours un peu franchouillard" et n'ait pas pleinement adopté une culture internationale à part entière.
Yohann Melamed, CEO et cofondateur d'Agorize, partage avoir créé sa startup il y a maintenant 14 ans, avant l'émergence de la French Tech et à un moment où les « projets étaient pensés de manière globale dès le début". « Très vite, trouver des investisseurs aux États-Unis ou en Asie s'est avéré beaucoup plus simple qu'en Europe » , précise-t-il. « Il y a trop de différences territoriales et culturelles ». Ce Vieux Continent reste fragmenté en plusieurs petits marchés, ce qui peut contribuer à ralentir toute stratégie d'expansion ambitieuse.
Pour Géraldine Le Meur, « s'intéresser au marché américain n'est pas un passage obligé mais cela reste quand même avantageux en termes de scalabilité ». Thibaut Ceyrolle tempère aussi cet appétit pour "l'Eldorado américain" en rappelant la nécessité de « savoir adresser ce marché et gérer des équipes à distance » avant de se lancer. Le grand piège restant de penser pouvoir faire la même chose que sur le marché français ou européen. Géraldine Le Meur insiste donc sur le besoin d'être accompagné et de "partir d'une page blanche".
C'est justement ce qu'a fait Agorize il y a quelques années en se déployant notamment au Canada. « Le principal problème reste le recrutement et la gestion humaine des équipes », explique Yohann Melamed tout en rappelant que seulement 15 % de ses équipes sont basées à Montréal et Toronto. « Si on veut ouvrir un bureau, on le fera à 100 % et non pas à moitié », conclut-il. Cet exemple montre par ailleurs que la Silicon Valley n'est pas le seul écosystème synonyme de réussite. Il s'agit d'une « cour d'école très fermée qui accorde moins de place aux Européens », fustige Géraldine Le Meur, tout en présentant l'alternative de New York qui a l'avantage d'un décalage horaire moins important avec la France. Thibault Ceyrolle partage ce point de vue et ajoute Londres à la liste, même si le Royaume-Uni est "devenu le vilain petit canard depuis le Brexit".
Quelle recette du succès d'un déploiement à l'étranger ?
Avant de rejoindre Atomico l'an passé, Thibaut Ceyrolle s'était par exemple occupé dès 2016 du déploiement de Snowflake en Europe. Née dans l'Hexagone, cette startup du cloud est devenue une licorne dont le siège social est désormais implanté aux États-Unis. « J'ai d'abord commencé par l'Angleterre, puis les pays nordiques, l'Allemagne… et il nous fallait à chaque fois au minimum 7 clients actifs avant de se lancer dans une zone », décrit-il. Ce réseau de partenariat est jugé crucial pour que "l'écosystème parle du produit".
Agorize a adopté cette même stratégie et son déploiement dépend toujours des rapprochements locaux construits avec le temps. « Un jour, notre meilleur responsable des ventes a souhaité déménager à Hong Kong et nous lui avons accordé notre confiance pour tisser des liens avec ce nouveau marché », explique Yohann Melamed. « Puis avec les manifestations dans le pays dès 2019, notre équipe s'est réfugiée à Singapour et c'est comme ça que nous sommes aujourd'hui présents là-bas. » Agorize est par ailleurs présentée comme « moins dépendante des déstabilisations locales grâce à son implantation dans plusieurs pays ».
Ainsi, cette stratégie relève de l'intuition et de l'opportunisme, ce qui n'empêche pas de réfléchir à un "playbook" en amont. Une sorte de méthode de déploiement ajusté à chaque nouveau marché et dupliqué à d'autres pour éviter de répartir à zéro à chaque fois. Pour Agorize, l'implantation à Singapour offre des opportunités en Australie mais aussi au Moyen-Orient. Les investisseurs de cette région s'inspirant largement de la cité-État et sa capacité à avoir créé un écosystème florissant en partant de rien. « Il y a beaucoup de capitaux aux Émirats et des family offices très puissants », enchaîne Thibaut Ceyrolle. « Mais l'écosystème de startups à Dubaï par exemple n'est pas encore très actif. »
Peu importe le pays choisi pour amorcer son passage à l'échelle, les conseils restent les mêmes. Géraldine Le Meur défend la nécessité « d'être à l'écoute pour maximiser ses chances de réussite ». Thibaut Ceyrolle incite à « ne pas tout concentrer sur Paris car les équipes ont besoin de voir physiquement les fondateurs ». Enfin, Yohann Melamed rappelle l'importance des relais locaux assurés par "des personnes de confiance". Autant de pré-requis à avoir en tête pour élargir ses horizons et espérer passer à l'échelle de manière durable.