Clarisse Berrebi est avocate, elle a cofondé Bold et pilote désormais Ether Impact, qui accompagne les entreprises dans leurs démarches d’innovation. Elle a vécu de près toutes les évolutions de la « startup nation » et considère que les temps changent : « Il y a dix ans, si vous n’aviez pas de solution technologique, c’est à peine si l’on vous regardait. Mais c’est quoi aujourd’hui, être une startup ? Quel est le rôle de l’entreprise dans la société ? La culture tech reste très forte, mais on commence à la remettre en question. Je suis certaine qu’à l’avenir, l’innovation se fera par l’impact social et environnemental. »
D’où tient-elle cette conviction ? D’une expérience récente. « Avec les Crédits d’Impôt Recherche (CIR), la France constitue un véritable paradis fiscal pour les entrepreneurs. Mais ce dispositif a été, lui aussi, longtemps associé aux innovations technologiques. Il n’est pourtant noté nulle part qu’il est réservé aux sciences “dures”… Simplement, ce n’était pas dans nos mœurs. A tel point que nous avons eu un client qui s’était fait redresser, faute de tech dans son dossier. Nous avons tout recommencé… mais cette fois, en valorisant l’innovation sociale. Et nous avons récupéré plus de crédits d’impôt qu’au départ. C’était un moment fondateur. »
Sciences de l’éducation, psychologie, éthique de l’IA… autant de territoires à explorer pour le futur. « Je suis convaincue que c’est le virage à prendre. » Un autre signal réside dans la multiplication des signes distinctifs : B Corp, entreprises à mission, ESUS… « Tous expérimentent, sans jamais ou presque aller demander de CIR. Or selon moi, cela reste la plus belle façon de redistribuer les finances publiques. Il y a beaucoup à faire du côté des entreprises de réinsertion ou de lutte contre le gaspillage alimentaire, pour ne citer que deux exemples. »
Financement citoyen… et coup de pouce de l’Etat
Autre défi essentiel, celui du renouvellement des agriculteurs. Marc Batty, fondateur de Fermes en Vie, est un ancien de l’écosystème tech - il a cofondé Dataiku. Depuis trois ans et demi, il s’est emparé du problème d’installation des jeunes fermiers, en développant un mécanisme de location avec option d’achat, sous agrément ESUS.
Au cœur de son projet, c’est essentiellement de l’épargne citoyenne qui est mobilisée pour acheter les fermes : 15 millions d’euros collectés à date, pour 17 fermes acquises. Les exploitants qui s’installent signent une charte agro-écologique.
Mais en parallèle, Marc Batty n’a négligé aucun dispositif : « Nous avons mobilisé tous les leviers possibles, comme pour n’importe quelle création d’entreprise : nous sommes allés voir la BPI, la Région, nous avons demandé des CIR… Faut-il innover pour être à la pointe de la tech ? Ou innover pour être à la pointe de l’utilité sociale ? Nous, on innove par notre modèle d’affaires. Et par nos enjeux, qui sont plus prospectifs - et plus nécessaires - que bien d’autres. »
Corréler innovation et utilité
Marc Batty estime que « l’utilité » d’un projet reste peu questionnée : « Les réductions d’impôts pour les investissement dans les PME innovantes ont été récemment augmentées, sans qu’il n’y ait de conditions sur l’utilité des projets. » Il relève toutefois des signaux positifs : « Certains acteurs institutionnels comme la Caisse des Dépôts entrent dans le jeu. Et puis l’agrément ESUS permet aux citoyens qui financent nos fermes de défiscaliser à hauteur de 25% : c’est une forme de reconnaissance du label par l’Etat. »
Reste le business model de l’entreprise elle-même. « Nous avons choisi de prendre une commission de 5% sur l’achat de la ferme. Nous ne voulons pas nous immiscer dans l’outil de travail de l’agriculteur. Ni faire de la spéculation, pour revendre la ferme plus cher et empocher la différence. Comme nous voulons être au service de notre mission, sans pénaliser les agriculteurs ni les citoyens, nous faisons des choix qui sont souvent peu “capitalistiques”. »
"La finance, tout comme la tech, doivent rester des outils"
Alexis Collomb a dirigé jusque très récemment le département Économie Finance Assurance Banque (EFAB) du Cnam. Il donne un cours sur le financement des startups : c’est l’occasion d’observer les évolutions du marché, mais aussi d’entendre pitcher les étudiants, beaucoup d’entre eux se rêvant en futurs entrepreneurs.
« Entre liberté et pouvoir, la startup continue de faire rêver. Tout ce qui est nouveau a presque une valeur intrinsèque. Ces moteurs-là me semblent toujours très puissants. En parallèle, je vois éclore des projets qui relèvent de l’économie sociale et solidaire, ils sont plus nombreux qu’avant… Mais c’est mon rôle aussi que de souligner, sans jouer le rabat-joie, que l’utilité d’un projet n’a jamais garanti son succès. Entreprendre, c’est extrêmement difficile. La finance - tout comme la tech, d’ailleurs - est un outil. Rien de plus. Elle n’est pas censée avoir de connotation idéologique », estime-t-il.
« Il serait intéressant d’étudier dans le temps le devenir des initiatives ESS actuelles, reprend l’enseignant. Un parallèle intéressant pourrait être fait avec la blockchain, qui a suscité en France beaucoup de passions à partir de 2014. Souvenez-vous, on s’imaginait se passer des banques. On voulait changer le monde, ou en tout cas le système monétaire. La racine de l’engouement pour la blockchain - gouvernance décentralisée, service de la communauté par la communauté, etc. - était assez proche de l’engouement pour l’ESS aujourd’hui. »