Maddyness : Où et quand est née l’idée de Shift Technology ? Quelle est la genèse du projet ?
Jeremy Jawish : Eric Sibony et moi nous sommes rencontrés à l’Ecole Polytechnique, et avons lancé Shift Technology en 2014 avec David Durrleman. A l’origine, notre vocation était davantage mathématique. C’est au cours d’un stage dans une entreprise de premier plan du secteur assurantiel que nous nous sommes rendu compte de l’immense quantité de données manipulées au quotidien par les assureurs, et que nous avons envisagé de concevoir une solution technologique qui puisse leur venir en aide.
Notre premier objectif était de proposer aux assureurs une solution SaaS (Software as a Service) de détection de fraudes, basée sur l’intelligence artificielle. La fraude constitue en effet une problématique majeure pour ce secteur, représentant jusqu’à quatre milliards d’euros de pertes par an rien qu’en France, quand on prend en compte la partie dommages et biens (ou IARD, pour « Incendies, Accidents et Risques Divers ») et la partie santé. Une charge qui se répercute ensuite sur les primes que paient les assurés.
Plus tard, nous nous sommes penchés sur la question de l’automatisation du parcours des assurés, et avons progressivement développé Shift Insurance Decisioning Platform, une plateforme logicielle qui utilise l'IA pour aider les assureurs à prendre les meilleures décisions. Avec cette plateforme, notre technologie s’applique désormais à un large éventail de processus critiques, de la souscription d’une police d’assurance à l’indemnisation, en passant par la détection des recours et la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
M : Peux-tu résumer Shift Technology en quelques chiffres ?
J.J : Shift Technology a été fondée en 2014, il y a bientôt 10 ans, et a connu une forte croissance depuis, avec un total de 320 millions d’euros levés en plusieurs tours de table, dont 220 millions en 2021, faisant passer à sa valorisation le cap symbolique du milliard d’euros. Shift Technology est membre du Next40 depuis sa première édition.
Actuellement, nous employons près de 600 personnes. 33 % d’entre elles sont des data scientists – près de 200 au total : le plus grand pôle dédié au secteur de l’assurance au monde. Plus d’une quarantaine de nationalités sont représentées au sein de nos effectifs, notamment grâce à l’utilisation du visa French Tech qui nous a permis de recruter partout dans le monde.
Au niveau de nos activités, on estime qu’à peu près 10 % des demandes d’indemnisation à l’échelle mondiale contiennent des éléments de fraude. 68 % des assureurs déclaraient fin 2021 constater une augmentation du phénomène, tandis que 67 % d'entre eux estiment que la digitalisation a augmenté les risques. Or, notre technologie permet d’identifier les suspicions de fraudes avec un taux de pertinence proche des 75 %.
Après dix ans, les solutions de Shift ont analysé près de 3 milliards de sinistres, et continuent d’analyser annuellement une part de plus en plus importante de la totalité des sinistres déclarés à l’échelle globale, permettant de faire économiser jusqu’à 5 milliards d’euros par an aux assureurs. Certains de nos clients estiment par ailleurs que 80 % des cas de fraude identifiés comme suspects par la plateforme de Shift seraient passés inaperçus auparavant.
M : Y a-t-il une anecdote que tu souhaites partager à propos de ton parcours entrepreneurial ?
J.J : À l’époque du lancement de Shift Technology, après plusieurs semaines de tentatives, nous avons enfin réussi à entrer en contact avec le PDG d'une des grandes entreprises que nous voulions joindre. Nous étions encore de simples étudiants, et nous avons mis une semaine à choisir les costumes que nous allions porter pour tenter d’être le plus crédibles possible. La veille du rendez-vous, nous avons répété notre pitch pendant des heures devant notre miroir, mais à la fin de la réunion, notre interlocuteur nous a simplement demandé si on pensait sérieusement qu'il allait accepter de faire confiance à des « petits jeunes » comme nous…
M : À quel point est-ce compliqué de lancer une insurtech ? Quelles ont été les difficultés majeures que vous avez rencontrées chez Shift ?
J.J : Tout entrepreneur se retrouve forcément confronté à des difficultés. Pour ma part, j’ai trouvé particulièrement difficile le recrutement. Trouver les bonnes personnes, celles à qui on peut faire confiance, sur qui on peut s’appuyer dans les moments difficiles, cela a constitué un vrai challenge dans l’histoire de Shift. C’est pourquoi aujourd’hui nous investissons énormément sur les talents.
Un second défi de taille a été de s’implanter et de se développer aux États-Unis, car le fait de privilégier les technologies locales est profondément ancré dans la culture américaine. C’est d’autant plus vrai quand on opère comme nous sur un marché vertical comme le nôtre.
Aujourd’hui, après presque dix ans d’existence et une croissance rapide, notre prochain challenge est de poursuivre notre développement de manière efficace, en nous concentrant sur ce qui compte : servir au mieux nos clients.
Le monde de l’assurance évolue avec la société, les assureurs sont et seront encore confrontés à de nouveaux risques, à de nouveaux obstacles. Dans ce contexte, l’objectif de Shift restera inchangé : les accompagner au mieux dans leur évolution et les aider à surmonter les difficultés qu’ils pourraient être amenés à rencontrer.
M : Shift compte parmi les rares insurtech à faire partie du Next40 : est-ce un moteur pour le développement de l’entreprise ?
J.J : C’est une fierté pour nous de faire partie de l’écosystème technologique français de manière générale. Nous sommes conscients d’avoir bénéficié au cours de notre développement d’un environnement favorable qui permet aux jeunes acteurs de se développer. Nous avons aussi pu compter sur la confiance d’assureurs de premier plan, ainsi que sur la volonté affichée par l’ensemble du secteur d’oser le pari de l’innovation et de la transformation. Nous sommes extrêmement reconnaissants pour tout cela, et c’est ce qui nous motive dans le cadre de notre développement.
C’est pourquoi nous mettons tout en œuvre afin de rendre la pareille à cet écosystème, en garantissant l’hébergement de l’intégralité des données que nous traitons sur le sol français, en générant le plus grand pôle de data scientists dédié au secteur de l’assurance au monde, au cœur de la scène technologique parisienne, ou encore en accompagnant au mieux les nouvelles générations d’entrepreneurs et les jeunes acteurs, par des prises de parole régulières et des actions communes. En mettant en place des projets et en prenant des initiatives ambitieuses à même de bénéficier à l’ensemble de l’écosystème.
M : Shift est sur le point d’entamer sa 10ème année d’activité. Quels sont les principaux changements que vous avez pu observer sur le marché ?
J.J : Dans le secteur de l’assurance, la digitalisation grandissante a entraîné une multitude de nouveaux risques. Ceux-ci peuvent prendre la forme d’usurpations d’identité – l'arrivée puis l'extension des néo-banques ont par exemple facilité la tâche des personnes mal intentionnées, qui peuvent désormais ouvrir un compte en ligne rapidement sans réelle vérification de leur identité – et de divers types de fraudes. Combinée à la montée en puissance des réseaux sociaux, la numérisation du secteur a également favorisé la mise en place de fraudes à grande échelle et la création de réseaux de fraudeurs.
Du côté de la santé et de la prévoyance aussi, la fraude est un phénomène qui s’est amplifié. On remarque notamment que les professionnels de santé sont de plus en plus régulièrement impliqués dans le processus. Nous assistons enfin à un boom de la fraude documentaire, c’est-à-dire liée à la falsification de documents, etc.
Par rapport au développement de la tech, on remarque que le marché a gagné en maturité, quand on voit le nombre d’entreprises, y compris américaines, qui travaillent désormais avec les acteurs français de l’innovation. C’était beaucoup moins le cas il y a dix ans. Aujourd’hui, nous arrivons à être en avance sur plusieurs sujets, y compris sur du software, face à des pays très performants en la matière.
M : Que penses-tu de l'évolution et de la place que prend l'IA aujourd'hui dans ton secteur d’activités ? Et dans les autres ?
J.J : Shift Technology est aussi le résultat d’une certaine fascination que le milieu de l’assurance exerce sur ses trois fondateurs. Nous sommes en admiration devant la mission des assureurs, qui est de soutenir les gens lorsqu’il leur arrive des incidents, parfois catastrophiques. En les aidant à prendre les meilleures décisions, l’IA leur permet d'en faire plus pour leurs assurés. Sa capacité à analyser de grandes quantités de données de tout type permet d’identifier les dossiers qui nécessitent potentiellement le plus d’attention. Le temps ainsi gagné permet aux assureurs d’être plus présents auprès de leurs clients lorsqu’ils en ont le plus besoin, c’est-à-dire lorsqu’un sinistre se produit. Par ce biais, l’IA permet de simplifier la vie des gens, en les aidant à gérer leurs soucis quotidiens tels que leurs accidents de voiture, leurs dégâts des eaux, leurs pépins durant les vacances…
Dans la pratique, l’IA est capable de répondre à de nombreux besoins des assureurs. Nous avons par exemple développé un produit de détection de fraude à la souscription, dont l'enjeu est de détecter dès la souscription si le client est susceptible de frauder à l’avenir. Autre déclinaison, la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT), qui était surtout le sujet des banques il y a une dizaine d’années, est devenu un besoin de plus en plus prégnant en assurance, où le blanchiment passe de plus en plus par la fraude. C’est un de nos produits les plus récents mais beaucoup d'assureurs se sont déjà montrés intéressés. Il y a enfin la détection des recours, c’est-à-dire les cas où un assureur pourrait payer à la place de notre client-assureur, et bien évidemment l’automatisation des différents processus.
Tous ces besoins n’étaient pas forcément présents lorsque nous avons lancé Shift il y a dix ans, et aujourd’hui, l’IA permet de les combler. Le secteur de l’assurance se transforme en permanence, et nous sommes convaincus chez Shift que les acteurs qui osent faire le pari de la technologie prennent une avance stratégique considérable par rapport aux autres. C’est une réalité que nous avons constatée dans plusieurs pays avec plusieurs assureurs au cours de notre histoire.
M : Quels sont vos projets futurs dont on peut parler, ou gros enjeux que vous avez actuellement ?
J.J : L’année 2023 de Shift a été marquée par l’obtention de plusieurs prix et reconnaissances qui témoignent de notre impact et de notre leadership dans notre secteur d’activité. Nous sommes fiers d’accompagner les assureurs depuis bientôt dix ans dans leurs efforts pour minimiser l’impact de la fraude sur leurs activités, et nous avons fermement l’intention de poursuivre nos efforts afin de continuer sur cette voie.
Notre objectif pour 2024, et pour les prochaines années, est de poursuivre notre expansion, tout en continuant à développer une approche multi-produits et des plateformes nationales de croisement de données en vue de servir au mieux les acteurs de l’assurance, et de les aider à être plus proches de leurs clients. Toujours, avec de la technologie française.