En France, le secteur du bâtiment représente un quart des émissions de gaz à effet de serre (source : Ademe). La seule production de ciment, ingrédient clef du béton, génère 7 % des émissions mondiales de dioxyde de carbone, soit trois fois plus que le transport aérien. Face aux enjeux climatiques, le secteur doit donc impérativement faire sa transition : une transformation qui ne pourra pas se faire sans les startups d’après Nicolas Bellégo, directeur de l’innovation du Groupe Icade et directeur général délégué d’Urban Odyssey, le start-up studio dédié aux enjeux de la ville et de l’immobilier. Décryptage.
Maddyness : Où en est le secteur du bâti aujourd'hui ? Quels sont les grands défis et enjeux ?
Nicolas Bellégo : Évidemment, le défi majeur et le plus structurel du secteur du bâti est celui de l’urgence climatique. A lui seul, le secteur de la construction et de l’immobilier émet plus de 25% des émissions de gaz à effet de serre, que ce soit dans sa conception intrinsèque (principalement les matériaux qu’il utilise) ou en phase d’exploitation (à travers ses différents usages et notamment sa consommation énergétique).
Mais il n’y a pas que le carbone. Le défi c’est aussi celui de la protection de la biodiversité. Le modèle de développement urbain et de construction que nous connaissons a longtemps reposé sur le principe de l’étalement urbain, c’est-à-dire l’artificialisation des sols. Et on a mis un certain temps à prendre conscience des limites de ce modèle et des conséquences écologiques (érosion de la biodiversité, aggravation du risque de ruissellement, limitation du stockage carbone). Les objectifs de Zéro Artificialisation Nette des sols (ZAN), fixés par la loi "Climat et résilience" adoptée en juillet 2023 viennent précisément rectifier le tir. Et évidemment, ceci représente un défi majeur pour le secteur de l’immobilier et de l’aménagement urbain, qui doit adapter son propre modèle de développement. C’est par exemple la fin du modèle du pavillon individuel au profit d’un habitat collectif, qu’il s’agit donc de repenser pour le rendre plus désirable et adapté aux nouveaux usages. Mais c’est aussi la transformation de zones déjà artificialisées, comme des friches industrielles ou des zones commerciales d’entrées de ville, en de nouveaux paysages urbains mixant habitats et activités. Et ces changements majeurs impliquent des transformations dans la chaîne de valeur, avec l’intégration de nouvelles expertises (par exemple en termes de re-végétalisation urbaine), de nouvelles façons de concevoir et construire la ville (construire la ville sur la ville implique de maîtriser des systèmes constructifs plus adaptés à ces nouvelles contraintes)…
Ces différentes évolutions du rapport au bâti ouvrent également des défis d’ordre plus sociaux et sociétaux. Un foncier plus rare, et donc plus cher, ne facilite pas l’accès au logement pour le plus grand nombre, et risque d’accentuer les inégalités sociales. Il faut donc imaginer et développer de nouveaux modèles économiques (dissociation du foncier du bâti, bail réel solidaire, …). Les nouveaux usages (nouveaux rapports au bureau, nouvelles mobilités, …) et le besoin d’optimiser les surfaces pour limiter les impacts des mètres carrés bâtis poussent également à revoir les modèles économiques (habitat partagé, …) et proposer davantage de mixités d’usages. Bref, des défis importants, mais passionnants, qui dépassent le simple contexte conjoncturel du marché de l’immobilier, et qui constituent de véritables champs d’innovation !
Est-ce que vous diriez qu'il s'agit d'un secteur particulièrement innovant ?
C’est assez paradoxal. C’est un secteur qui a vu émerger des innovations qui ont eu des impacts majeurs sur l’économie et la capacité à offrir du bâti. Le simple exemple d’Auguste Perret et de ce que la technique du béton armé a pu provoquer, notamment dans l’après-guerre en est une illustration. Même si évidemment aujourd’hui il s’agit d’une technique constructive et d’un matériau que l’on regarde différemment au vu des enjeux climatiques. Et en même temps, il s’agit d’un secteur dont les cycles sont si longs et reposent sur de tels savoir-faire humains qu’il n’est pas toujours simple de bouger les lignes et d’apporter de nouvelles approches. Mais les choses bougent ! Je pense que les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui sont tels que les innovations structurantes, voire de rupture, vont se déployer davantage dans les prochaines années. On en constate d’ores-et-déjà l’émergence et l’accélération à travers nos projets.
Qu'est-ce qui a motivé la création d'Urban Odyssey ?
C’est précisément en réponse aux défis climatiques auxquels le secteur doit faire face que nous avons créé Urban Odyssey : pour développer un écosystème de solutions très concrètes sur le thème de la construction bas-carbone, de la protection des sols et de la biodiversité, et d’un usage plus résilient des mètres carrés bâtis. Concrètement, il s’agit de permettre la création de startups pour apporter ces solutions à la filière, en commençant par Icade, groupe auquel Urban Odyssey est adossé depuis sa création en 2019.
Quelle est la particularité de son modèle ?
Notre proximité avec le groupe Icade et ses métiers. L’originalité d’Urban Odyssey tient précisément dans cette capacité à être tout aussi bien dans une logique “corporate” capable de déployer à grande échelle, et d’être très impliqué au quotidien dans la création des startups dont nous avons besoin.
L’intérêt pour la startup : dérisquer un concept dès l’amont, lui faciliter l’accès au marché, puis accélérer son déploiement… L'intérêt pour Icade : avoir rapidement des solutions opérationnelles concrètes qui répondent à ses enjeux en avance phase et participer à la création de valeur de ces nouvelles solutions.
Pourquoi choisir un accompagnement aussi early stage ? Est-ce que cela sert vraiment votre ambition d'avoir le plus grand impact possible ?
D’abord, parce que nous ne trouvions pas les solutions dont nous avions besoin. Nous avons donc décidé de partir du stade de l’idée, en identifiant clairement nos défis, les trous dans la raquette, puis en imaginant ou en identifiant les solutions très en amont pour les aider à émerger.
A titre d’exemple, 2/3 du poids carbone d’une construction neuve résident dans la matière. Si nous voulons atteindre nos objectifs bas-carbone, il nous faut trouver des matériaux plus vertueux. Les alternatives étant encore rares, nous avons décidé d’accompagner l’émergence de nouveaux matériaux, à l’instar de ceux proposés par la startup Terrio qui produit désormais des briques de terre crue, un matériaux 10 fois moins émissif en CO2 que le béton, à partir de terres excavées de chantier, sans ajout de liants, ce qui en fait un matériau totalement réutilisable. En moins de 2 ans, des premières constructions ont été réalisées avec la solution, qui vise désormais à changer d’échelle avec une capacité de production plus grande et des domaines d’emploi plus larges.
Ces nouveaux matériaux ne coûteront-ils pas toujours plus cher ? Est-ce que ce n'est pas un frein qui empêchera une adoption plus large ?
Bonne question ! car évidemment il nous faut trouver des solutions compatibles avec les équations économiques du secteur. Oui, les matériaux plus vertueux sur lesquels nous travaillons demeurent, pour l’instant, souvent plus chers que des solutions plus traditionnelles. Mais, deux réponses à cela.
D’abord, grâce à des effets d’échelle et des innovations en cours dans la capacité de production, les coûts de ces matériaux, produits en plus grand volume, diminueront.
Ensuite, si nous voulons réduire notre impact carbone, il faudra bien des solutions. Si ces matériaux bas carbone coûtent encore un peu plus cher, il nous faut innover ailleurs dans la chaîne de valeur pour réduire les coûts de façon plus globale. A titre d’exemple, la préfabrication et la construction hors-site (le fait de pouvoir fabriquer et assembler tout ou partie du bâtiment en usine, et non plus sur le chantier) constitue un vecteur d’économie et de gain de productivité (grâce entre autres à des temps de chantier réduits, et moins d’aléas de chantier ou de défaut de qualité qui impactent les coûts).
Pour cette raison, de nombreuses startups émergent sur ce sujet depuis quelques années, à l’instar d’High Six, qui vient optimiser la construction dès la phase amont, en favorisant l’intégration de composants hors-site, grâce notamment à une conception digitale optimisée. Le digital constitue justement un outil de transformation important à la fois pour améliorer la productivité (et baisser les coûts) mais également pour mieux intégrer les nouveaux matériaux dont nous parlions. Ainsi par exemple, la startup Time to Beem permet aujourd’hui, grâce à une solution SaaS basée sur le BIM (technologie de modélisation digitale propre à la construction), de calculer et piloter en temps réel le poids carbone d’une projet immobilier en conception, et de l’optimiser dès l’amont.
Est-ce qu'il y a d'autres domaines où l'on manque de solutions ?
Comme je le disais en introduction, le défi n’est pas uniquement celui du carbone. C’est aussi celui de la biodiversité et la protection des sols, qui sont des sujets à part entière pour le secteur de la construction et de l’immobilier. De nombreuses initiatives sont à l'œuvre, à l’instar de la création en 2023 de l’Institut de la Transition Foncière, qui vise à apporter des outils et démarches concrètes pour la filière. Mais les solutions ne font qu’émerger et il faudra aller plus loin dans les expertises.
Je pense en particulier à la startup Terre Utile, qui recycle des terres de chantier en terre végétale localement (et évite ainsi de décaisser des terres naturelles), ou encore Lokimo, experte en data et IA, qui propose désormais un outil capable de collecter toutes les données de biodiversité disponibles sur un foncier pour en optimiser ensuite la protection lors d’un projet d’aménagement.
Mais les projets vertueux n’auront de sens que s’ils répondent à des usages de la population et de la société au sens large. Cela implique d’innover aussi sur les nouveaux modes de vie chez soi ou au bureau et de nouveaux modèles économiques. Une illustration concrète avec Domani qui propose depuis 2 ans de nouvelles formes d’habitat partagé de taille humaine destiné aux personnes séniors. Le jeune opérateur d’habitat inclusif a déjà ouvert deux lieux sur ce modèle et en ouvrira plusieurs en 2024. Là aussi, le champ des innovations est important et constant, au gré de l’évolution naturelle des usages.
Est-ce que vous pensez réellement que ce sera suffisant pour répondre aux défis, notamment climatiques, de ce secteur ?
Je ne sais pas si ce sera suffisant, mais s’il y a bien un secteur où l’alliance entre des acteurs établis comme les grands groupes et des startups possède un réel potentiel de transformation et de réponse concrète et impactante aux défis climatiques auxquels nous faisons face, c’est bien celui de la construction, de l’immobilier et de l’aménagement urbain au sens large ! Ça, j’en suis convaincu !