Après l’euphorie engendrée pendant la pandémie de Covid-19, le retour sur terre est particulièrement brutal pour la tech. Et pour cause, alors que de nombreuses entreprises, à l’image des Gafam, ont profité de l’engouement des personnes bloquées à leur domicile pendant les confinements pour les solutions digitales pour travailler et se changer les idées, le retour à une croissance plus raisonnée et la remontée des taux directeurs par les banques centrales ont sonné la fin de la récré. Or des entreprises comme Amazon ayant recruté à tour de bras pendant cette période, celles-ci n’ont pas hésité deux ans plus tard à tailler copieusement dans leurs effectifs pour s’adapter à un contexte économique plus austère.
Si la France n’a pas été confrontée à des vagues de licenciements aussi vertigineuses qu’aux États-Unis, elle n’a cependant pas été épargnée comme en témoignent les réductions d’effectifs d’entreprises comme PayFit et Back Market. Néanmoins, la situation ne semble pas catastrophique puisque 92 % des startups françaises affirment vouloir continuer à recruter dans les douze prochains mois, quand seulement 8 % envisagent de procéder à des licenciements pour alléger leur masse salariale, selon le baromètre sur la performance économique et sociale des startups, réalisé par France Digitale en partenariat avec le cabinet EY.
«Nous sommes sortis du modèle où il était possible de lever 5 millions sur des slides»
S’il n’y a pas de saignée dévastatrice dans les effectifs au programme, le contexte actuel invite cependant les jeunes pousses technologiques à se remettre en question et à revoir leur approche en matière de recrutement. «Le marché a énormément bougé et bouge de plus en plus vite. Les métiers du numérique, c’est structurellement 80 000 postes non pourvus chaque année, du fait d’un déficit de compétences», rappelle Isabelle Rouhan, fondatrice du cabinet de recrutement Colibri Talent et créatrice du podcast «Les métiers du futur». «En matière de recrutement, les années 2018 et 2019 ont été exceptionnelles. Puis en 2020, il y a eu un gros freinage à cause du Covid, avant deux années de rêve en 2021 et 2022. En ce moment, c’est plus compliqué. On sent un gros ralentissement des recrutements. Mais la période actuelle va assainir le système», analyse-t-elle.
Florent Malbranche, co-fondateur de la plateforme Brigad, partage ce constat. «Je suis très ravi du refroidissement du marché, on revient à quelque chose de plus réel et terre à terre, avec des modèles économiques plus concrets. Nous sommes sortis du modèle où il était possible de lever 5 millions sur des slides, d’embaucher n’importe comment et de disparaître si ça ne fonctionne pas», observe-t-il. L’entrepreneur français est d’autant plus ravi que la crise sanitaire n’a pas été une période de tout repos pour son entreprise, qui a subi un brutal coup d’arrêt avec le Covid. Mais la société, historiquement positionnée dans l’hôtellerie-restauration, s’est ouverte à l’univers médical pour s’adapter à cette situation inédite. Elle a levé 33 millions d’euros l'an passé pour aider les secteurs en pénurie de main-d’œuvre.
«Ressource humaine, c’est un terme assez dégradant»
S’il juge que le recrutement en lui-même n’a pas franchement évolué avec la crise sanitaire, Florent Malbranche estime cependant qu’il y a eu des dérives qui n’ont pas été bénéfiques pour l’écosystème dans la période post-Covid. «Fin 2020 et début 2021, il y a eu de très grosses levées de fonds, et les salaires sont alors partis dans tous les sens. C’était du grand n’importe quoi. A l’arrivée, cette situation a mis en difficulté des entreprises qui n’arrivaient plus à recruter. Il y avait un problème d’équation économique. Des développeurs qui sortaient de formation voulaient être payés 70 000 euros par an», explique-t-il. Avant d’ajouter : «Rendre public des grilles de salaires quand on a levé 400 millions d’euros, c’est facile mais ça ne rend service à personne. Ça n’a strictement aucun impact sur l’égalité salariale. Il y a une différence entre donner son salaire et rendre public sa grille de salaires.»
Même son de cloche du côté d’Isabelle Rabier, fondatrice de Jolimoi, une startup à l’origine d’une plateforme de social selling qui permet à des passionnés de beauté de créer leur petite entreprise et d'en tirer un revenu. A ses yeux, les dérives de ces dernières années ont porté préjudice à la relation entre les employeurs et les employés. «Si le salaire demandé par le candidat est trop élevé, cela met en péril la pyramide de salaires», estime-t-elle. Et de reprendre : «Les entreprises américaines venaient en France pour recruter des profils tech, c’était limite du dumping.» Néanmoins, de plus en plus de salariés privilégient l’impact de leur travail avant le salaire. Une lame de fond qui accentue la remise en question de nombreuses entreprises autour de leur organisation du travail. «Une entreprise attire les employés avec sa proposition de valeur. Chez Jolimoi, ce n’est pas le salaire qui fait la différence mais l’impact du travail de chacun. Ce sont plutôt des personnes hyper engagées, très attachées à l’impact», observe-t-elle.
En effet, la pandémie a constitué un électrochoc pour des centaines de millions d’employés, qui veulent redonner du sens à leur travail, au lieu de se lever le matin simplement pour payer leurs factures. «Le rapport au travail de beaucoup de gens a évolué, et ils assument désormais de dire qu’ils ne veulent plus se sacrifier pour leur travail, aussi bien dans la restauration que dans la santé. Cela met une pression démentielle sur les entreprises qui ont un peu de mal à faire leur transition vers les nouvelles formes d’organisation du travail», analyse Florent Malbranche. Une pensée que prolonge Isabelle Rabier : «C’est un élargissement des façons de travailler, avec une prise en considération de la personne qui va au-delà d’une simple ressource humaine. Ressource humaine, c’est un terme assez dégradant. Il faut que les industries sortent de leur logique et considèrent leurs salariés comme des talents et non comme des ressources. C’est ça qui se joue.»
«Il ne faut plus attacher la sécurité à un emploi, mais à une personne»
Cette reconfiguration du monde du travail est accentuée par l’envol de l’intelligence artificielle générative et la progression, encore trop lente dans la plupart des industries, de la diversité. «Aujourd’hui, on mesure les avancées en matière de diversité. Il faut continuer à développer des outils pour qu’il n’y ait pas de dérives», estime Florent Malchance. «Il faut prendre en compte toutes les diversités (génération, genre, origine sociale et culturelle, orientation sexuelle, handicap…) car il y a un sujet de performance au-delà des valeurs humaines. Dans une gouvernance où la parité est respectée, il y a 25 % de superformance en moyenne. Celle-ci monte à 36 % avec une diversité d’origines sociales culturelles. En revanche, elle s’effondre à -19 % pour les gouvernances sans diversité. Et c’est assez logique. Quand on vient du même milieu, avec le même cursus, il n’y a pas de points de vue différents», note Isabelle Rouhan.
Elle tire également la sonnette d’alarme au sujet de la présence des femmes dans la tech : «Il y a 30 % de femmes dans les métiers de la tech et c’est une tendance stable depuis dix ans. Il y a un manque d’éducation à l’investissement qui est absolument colossal chez les femmes. Il y a un vrai problème de formation, puisque 72 % des filles lâchent les mathématiques en Terminale. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il n’y ait que 30 % de femmes parmi les 35 000 ingénieurs que la France délivre chaque année.» Un constat partagé mais nuancé par Isabelle Rabier : «Certes, nous avons le défaut d’être une équipe de fondatrices, ce qui rend donc la tâche plus ardue pour lever des fonds. Mais je ne considère pas qu’une équipe fondatrice de quatre femmes soit mieux qu’une équipe fondatrice de quatre hommes. La meilleure façon de casser ce déséquilibre, c’est d’être ensemble (hommes et femmes).» Des propos en phase avec Isabelle Rouhan qui indique «ne pas croire aux réseaux 100 % féminins» qui présentent le défaut de «perdre en impact».
Si la parité est un point majeur d’amélioration pour les prochaines années, il y a aussi des préjugés à effacer au niveau des formes de travail qui existent. «En France, on a un problème avec le CDI. On mélange ça avec un ensemble de droits, ce qui devrait être dissocié car nous avons d’autres formes d’emplois. Mais beaucoup de personnes pensent que les indépendants n’ont pas de droits de retraite par exemple, ce qui est faux», indique Florent Malbranche. «Après la Seconde Guerre mondiale, la sécurité de l’emploi était une priorité. L’accès à l’information était plus difficile et il n’y avait pas plusieurs emplois différents dans une vie. Depuis, la situation a changé. Il ne faut plus attacher la sécurité à un emploi, mais à une personne. Or en France, on a du mal à faire cette transition. Il faut vraiment une diversité sur les contrats de travail. Mais pour l’instant, on place le CDI sur un piédestal. Pourtant, il faut des finishers comme au rugby. Si on ne les a pas, le modèle s’effondre. Il faut une hybridation de toutes les formes de travail», ajoute le co-fondateur de Brigad. «Pour accéder à un logement, aussi bien à l’achat qu’à la location, achat, le CDI est le Graal absolu pour obtenir un crédit. Mais si l’accession au logement en France est conditionnée au sacro-saint CDI, nous n’y arriverons pas. Dans le monde actuel, nous allons avoir six à neuf métiers dans nos vies. Il me paraît donc impératif de protéger les gens plutôt que les emplois», conclut Isabelle Rouhan.
A méditer…
RETROUVEZ ICI le 100ème épisode du podcast «Les métiers du futur» d'Isabelle Rouhan avec Florent Malbranche, co-fondateur de Brigad.