Rachetée par Salesforce pour 27,7 milliards de dollars en décembre 2020, Slack s’est imposée depuis plusieurs années comme la messagerie instantanée de prédilection des entreprises, et notamment des start-up, dans le monde. Depuis plus de dix ans, Cal Henderson, co-fondateur et directeur technique de l’entreprise américaine, est aux premières loges des mutations dans le monde du travail.
Entre la pandémie de Covid-19 et l’accélération soudaine de la course à l’intelligence artificielle, Slack se retrouve au cœur de tendances majeures dans la sphère technologique. En visite à Station F, à Paris, en début de semaine, il a pris le temps de se poser quelques minutes avec Maddyness pour partager son regard sur le Future of Work, mais aussi sur la French Tech, un écosystème qui suscite son admiration depuis son essor spectaculaire au cours de la décennie écoulée.
MADDYNESS – Slack a été racheté par Salesforce en 2020. Comment s’est déroulée l’intégration de l’entreprise au sein de l’écosystème de Salesforce ?
CAL HENDERSON – Nous ne pensions pas être rachetés un jour. Nous étions déjà une entreprise publique depuis quelques années et une acquisition n'était pas à l'ordre du jour. Mais lorsque l'opportunité s'est présentée, cette accélération était logique, en particulier pour adresser les besoins de nos plus gros clients.
Nous avons parlé à de grandes entreprises qui sont des clients Slack ou des clients potentiels de Slack, et beaucoup d'entre eux utilisent les produits de Salesforce pour gérer leur entreprise. Slack est un logiciel très différent, puisqu'il s'agit d'un système d'engagement et de communication. Je pense que la façon dont les organisations et les personnes communiquent sur Slack et la manière dont les gens font leur travail dans d'autres systèmes à partir de Slack représentent l'avenir pour communiquer avec des logiciels. Dans ce contexte, Salesforce a vu cela comme un moyen de pérenniser la façon dont les gens interagiront avec le cloud pour réaliser des ventes.
Près de deux années se sont écoulées depuis l'acquisition, et je pense que nous commençons enfin à voir la réalisation de ce rapprochement avec de nouveaux produits Slack dédiés à la vente. Cela fait l'objet d'une version bêta privée avec des clients en ce moment, mais cela sortira très bientôt. Je pense que la vision de la façon dont nous avons utilisé Slack et Salesforce, au cours des cinq ou six dernières années, est en train de se concrétiser et nous voulons apporter cela aux commerciaux de l'entreprise et à tous les clients de Salesforce également. L'idée est de tirer le meilleur parti du logiciel que vous utilisez en le rendant plus puissant au travers de son utilisation avec Slack, et je pense que nous rendons cela concret avec Salesforce.
«La pandémie nous a vraiment fait avancer d'environ dix ans du jour au lendemain»
L'an passé, Stewart Butterfield, le patron de Slack, a quitté la société. Êtes-vous satisfait de la direction prise par l'entreprise avec Salesforce ?
J'ai beaucoup aimé travailler avec Stewart, je le respecte beaucoup, mais je ne suis pas déçu de la trajectoire prise par l'entreprise. Je pense que c'est culturellement stratégique qu'il y ait des changements avec des entreprises assez différentes. Mais à mes yeux, ce rapprochement a été autant précieux pour Salesforce que pour nous. Car si Salesforce est une entreprise dont les logiciels sont utilisés par de nombreuses très grandes entreprises, Slack est très utilisé par les PME et les TPE, et c'est une portion de marché que Salesforce n'a pas desservi au cours des vingt dernières années.
Bien sûr, c'est parfois difficile parce que nous pensons aux choses très différemment en tant qu'organisations, mais l'une des raisons pour lesquelles Salesforce nous a également acquis, c'est pour comprendre comment créer des produits à destination des TPE et les mettre sur le marché, ce que Salesforce n'a pas vraiment dans son ADN. De notre côté, nous voulons tirer profit de Salesforce côté entreprise. C'est un chemin cahoteux parce que nous avons des types très différents d'organisations, mais je pense qu'il y a beaucoup d'avantages dans ce que chacun de nous apporte à la table.
Le monde du travail a connu une mutation conséquente durant la pandémie. Quel est votre regard sur cette évolution ?
Je n'avais évidemment pas anticipé la pandémie. (Rires) Mais ce qui est intéressant, c'est que le logiciel que nous construisons chez Slack a vraiment permis, et plus encore pendant la pandémie, de permettre aux équipes de poursuivre leur activité en étant entièrement à distance. Mais nous étions nous-mêmes adeptes d'une culture très centrée sur le bureau. Slack était présent dans une vingtaine de villes à travers le monde. Les gens venaient au bureau tous les jours, et je pensais jusque-là que c'était la seule façon pour les entreprises d'être productives à grande échelle.
Lorsque la pandémie est arrivée et que nous avons été obligés de travailler à domicile du jour au lendemain, il est très vite apparu que j'avais tout simplement tort, et que nous n'avions pas besoin d'être dans un bureau pour continuer à être productifs. Je pense que si la pandémie s'était produite cinq ans plus tôt, cela aurait été totalement une histoire très différente. La technologie n'était tout simplement pas ce qu'elle est aujourd'hui, car elle nécessitait d'avoir des outils comme Slack, mais aussi de la visioconférence vraiment solide comme Zoom. De plus, les tâches de travail ont été de plus en plus déplacées pour être également basées sur le SaaS. Je pense que c'est un aspect vraiment important. Ce n'est pas seulement la qualité des outils qui compte, mais aussi le fait de pouvoir les utiliser où que vous soyez. Maintenant, vous n'êtes plus obligé d'être à votre bureau.
Si la même chose s'était produite dix ans auparavant, aucun des outils dont nous disposions à l'époque n'aurait fonctionné à domicile. Mais il est vraiment devenu évident pour moi et pour beaucoup de gens que les entreprises bien équipées peuvent continuer à fonctionner avec des collaborateurs en télétravail. Il y a certaines choses qui deviennent beaucoup plus difficiles, en particulier le travail collaboratif. Le travail profondément créatif est aussi beaucoup plus difficile à faire individuellement, mais de nombreux types de travail d'information se transfèrent très bien à distance.
A bien des égards, la pandémie n'a fait qu'accélérer la vitesse des changements qui étaient déjà en cours, avec du travail à distance qui s'est déployé à grande échelle auprès des entreprises. Le travail hybride commençait à devenir quelque chose que les gens valorisaient vraiment, avec la flexibilité de lieu et surtout la flexibilité du temps. Je veux pouvoir définir mes propres horaires de travail. Je veux pouvoir venir et partir plus tard, arriver plus tôt et partir plus tôt. Par conséquent, je pense que la pandémie nous a vraiment fait avancer d'environ dix ans du jour au lendemain en termes de changements qui se produisaient sur le lieu de travail. Même si c'était évidemment terrible comme situation, ce sont de très bons résultats et impacts. Les changements dans le monde du travail se seraient probablement produits de toute façon, mais à un rythme beaucoup plus lent. Cela s'est finalement accéléré rapidement.
«Station F a déjà eu un énorme succès et cet endroit ne fera que gagner en succès chaque année»
Vous êtes à Station F, c'est votre première visite ici dans cette vitrine de la French Tech. Que vous inspire un tel lieu ?
C'est la première fois que je viens ici, c'est fou. Je voulais venir ici depuis tant d'années. Peut-être que je serais venu ici depuis longtemps sans la pandémie... Cet endroit est vraiment incroyable. Vous savez, je suis d'origine britannique mais je vis aux États-Unis depuis vingt ans. Je pense que le principal avantage de la Silicon Valley par rapport à n'importe quel endroit dans le monde, ce n'est pas l'argent, ni la présence des talents, mais cette communauté autour de vous, avec des gens autour de vous qui sont là pour la même chose que vous et d'autres qui l'ont fait une génération plus tôt. Ces derniers offrent leurs conseils pour soutenir et encourager les gens qui se lancent maintenant.
Avoir cette communauté autour de vous est si important et c'est ce que fait Station F ici, à une échelle suffisamment grande pour que vous ayez une grande communauté autour de vous. Il y a des gens qui consacrent leur temps à aider et coacher des entrepreneurs. C'est énorme et ça accélère tellement ce qui se passe ici en France. Je pense que c'est probablement le meilleur endroit pour cela au monde, avec tout ce qui est nécessaire réuni dans un seul et même espace. Ce lieu a déjà eu un énorme succès et il ne fera que gagner en succès chaque année car il est capable de s'appuyer sur le succès qu'il a eu par le passé. Quand il y a un écosystème de personnes qui ont eu du succès, elles peuvent ensuite revenir pour aider, conseiller et investir.
A Station F, vous avez lancé un programme d'incubation l'an passé. Un an plus tard, les résultats sont-ils en ligne avec vos attentes initiales ?
Je pense que nos attentes étaient élevées et les start-up ont pour la plupart répondu à ces attentes, donc nous sommes vraiment satisfaits. Même si cela n'avait pas abouti à un excellent résultat pour nous, nous voulions simplement soutenir Station F et ce que fait cette structure dans ce type de communauté. Cela nous a également permis d'avoir accès à des personnes talentueuses, avec beaucoup d'idées. Je suis vraiment content de la façon dont ça s'est déroulé jusqu'à présent et je me réjouis de rencontrer de nombreuses startups dans cet espace.
Est-ce aussi un levier efficace pour implémenter de nouvelles fonctionnalités innovantes dans Slack ?
Nous encourageons les gens à construire des choses sur la plateforme, mais ce ne sont pas nécessairement des choses que nous voulons faire plus tard. Nous voulons que les gens puissent créer des entreprises autour de Slack avec lesquelles nous ne sommes pas en concurrence direct. Ce ne sont pas forcément des choses que nous allons construire nous-mêmes plus tard.
Nous voulons que les gens construisent des choses que nous ne construirions pas, car cela n'a pas de sens pour nous de proposer cela dans le cadre du produit de base, mais il est logique que cela existe pour certains de nos clients. Nous voulons faire en sorte que ces entreprises construites autour de Slack réussissent et fassent partie de l'écosystème à l'avenir.
«Il n'est pas nécessaire d'être une entreprise américaine pour réussir en France»
Vous êtes impressionné par un lieu comme Station F, mais que pensez-vous de l'évolution de l'ensemble de l'écosystème français ces dernières années ?
C'est formidable de voir la progression de la French Tech ces derniers temps, surtout que les marchés européens ont tendance à être en retard sur les États-Unis en matière d'innovation et d'adoption des nouvelles technologies. Je ne crois pas que cela va changer de sitôt, mais je pense que la France a vraiment fait un bond en avant que les autres pays d'Europe n'ont pas fait. Le nombre de licornes qui naissent de France, avec l'objectif des 25 qui a été atteint avec trois ans d'avance sur le calendrier initial, est fantastique à voir, et je pense que des choses comme Station F y contribuent énormément. Si vous aviez les mêmes entreprises qu'ici seulement réparties autour de Paris, cela n'aurait pas le même effet que de les rassembler dans un seul lieu et d'avoir cette communauté. Cela a eu un impact tellement positif sur la tech en France.
Vous l'avez noté, il y a désormais plus de 25 licornes en France. Est-ce qu'il y a une ou deux start-up françaises qui vous impressionnent ?
Je choisis BlaBlaCar et Veepee, qui sont d'ailleurs des clients de Slack. Vous savez, je vis aux États-Unis et j'aime voir le succès qu'il y a dans la baie de San Francisco, mais je pense que ce sera mieux pour le monde si de plus en plus de pays et de régions sont en mesure d'avoir des entreprises qui atteignent ce niveau de succès et contribuent aux technologies que nous utilisons tous. Il n'est pas nécessaire que tout provienne de la Silicon Valley.
Les entreprises françaises peuvent créer des technologies qui ont un impact sur la vie des gens dans le monde ou sur la vie des gens en France également, c'est formidable à voir. Et j'espère que d'autres pays vont suivre ce chemin. Vous savez, il n'est pas nécessaire d'être une entreprise américaine pour réussir en France.
«Je ne pense pas que la révolution de l'IA soit plus percutante que celle du smartphone»
Le grand sujet du moment, c'est l'IA. C'est même l'euphorie depuis l'arrivée de ChatGPT. Quel est votre sentiment face à cette révolution de l'IA ? C'est le plus grand changement dans la tech depuis plusieurs décennies ?
C'est un grand changement et il a un grand impact. Je le vois comme une accélération des tendances, notamment sur celle de l'automatisation et de la personnalisation dans tous les logiciels, surtout ceux utilisés sur le lieu de travail. Je ne sais pas si c'est un impact aussi important que la pandémie par exemple, qui a été une grande accélération dans le temps, mais ça me semble assez similaire. Peut-être que ces tendances étaient inévitables, mais nous sommes soudainement allés beaucoup plus vite et nous avons pris de l'avance pour plusieurs années.
Je ne pense pas que la révolution de l'IA soit plus percutante que celle du smartphone, par exemple. Je pense que cela a été le plus grand impact technologique dans la vie des gens si vous regardez dans le rétro au cours dans les vingt dernières années. Mais l'IA, et surtout l'IA générative, a déjà eu un impact réel si je la compare aux tendances les plus récentes comme les cryptomonnaies ou le métavers, qui n'ont pas beaucoup bouleversé la vie quotidienne des gens.
Mais dans l'enquête que nous avons faite auprès des salariés français, j'ai été surpris de voir que tant de gens disent que l'IA impacte déjà leur vie, que cela les rend déjà un peu plus productifs, et c'est pourquoi c'est si intéressant d'un point de vue technologique et passionnant. C'est une vraie tendance, mais je pense qu'il reste encore à déterminer l'ampleur de cette tendance. Si ça rendait tout le monde 10 % plus productif, ce serait énorme. Mais est-ce que ça s'arrêterait là ? Quelle serait la prochaine évolution ?
La vraie question est la suivante : Y aura-t-il un autre grand pas en avant d'ici peu ou doit-on s'attendre à un petit changement progressif pendant un certain temps ? Ce n'est pas très clair. Il y a des gens qui pensent que l'intelligence générale artificielle (AGI) est à portée de main au coin de la rue, mais je ne pense pas que nous verrons cela de mon vivant. A mes yeux, c'est un si grand écart par rapport à où nous en sommes maintenant que nous ne sommes pas prêts de le combler. Mais il est vrai que ce que ChatGPT est capable de faire aujourd'hui semble un peu magique par rapport à ce qu'on voyait il y a cinq ans. Alors qui sait ?