Décryptage par Samuel Pilcer
écrit le 22 juin 2023
22 juin 2023
Temps de lecture : 7 minutes
7 min
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L'écosystème tech français est-il plus fragile qu'on ne le pense ?

Emmanuel Macron a annoncé à la conférence Vivatech, la liste des lauréats du programme French Tech 2030 visant à accélérer le développement de 125 entreprises technologiques positionnées sur des secteurs de souveraineté, comme le leader français de l'analyse de vidéos par intelligence artificielle XXII, la plateforme d'IA pour les laboratoires de biologie médicale Kiro ou la biotech Treefrog.
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Ce soutien actif de l'État sera indispensable pour permettre l'émergence de licornes françaises, mais il ne sera pas suffisant pour garantir l'ancrage pérenne en France de nos entreprises tech. Les faiblesses de l'écosystème français en matière de levées de fonds, d'exits et d'IPO contraignent une grande partie de nos startups les plus prometteuses à migrer vers les États-Unis à un stade plus ou moins précoce de leur développement. L'accélération du développement des startups françaises annoncée par Emmanuel Macron ne permettra de structurer un véritable écosystème que si nous parvenons à les ancrer durablement en France.

Les faiblesses de l'industrie française du capital-risque

De nombreuses startups françaises migrent en effet vers les États-Unis à un stade plus ou moins avancé de leur développement. Le spécialiste du ciblage publicitaire Criteo a par exemple été fondé à Paris en 2005 par une équipe d'excellents ingénieurs français. L'entreprise décide de déplacer son siège social dans la Silicon Valley après ses séries A et B, et réalise son introduction en bourse au Nasdaq en 2013. Aujourd'hui, la dirigeante de Criteo est néozélandaise, la moitié des membres du conseil d'administration sont étrangers et la France ne représente plus qu'un quart des effectifs de l'entreprise. De nombreuses startups françaises ont connu le même destin que Criteo : le spécialiste du big data Talend s'est introduit en bourse au Nasdaq avant de se faire racheter par le fonds de private equity Thoma Bravo, la startup de géolocalisation Zenly est rachetée par Snapchat avant d'être liquidée, le moteur de recherche Algolia est fondé en France mais a rapidement déménagé à San Francisco.

La première raison qui pousse les entreprises françaises à déplacer leur centre de gravité vers les États-Unis est liée au financement. Si les levées de fonds en France se sont fortement développées pour passer d'un milliard d'euros levés en 2013 à 14 milliards d'euros en 2022, notre écosystème de capital-risque reste fragile quand il s'agit de soutenir les levées de fonds late stage de plus de 100 M€. Le rapport de Philippe Tibi " Financer la quatrième révolution industrielle ", publié en 2019, pointait du doigt cette fragilité et recommandait de favoriser la constitution d'une dizaine de fonds spécialisés dans l'investissement late stage en mobilisant l'épargne des investisseurs institutionnels, notamment des assureurs. Dans le cadre de l'initiative " Tibi ", 23 investisseurs institutionnels avaient été convaincus de participer à des fonds de capital-investissement spécialisés sur le late stage ou sur les actifs tech côtés, pour un montant total de 6 milliards d'euros réunis entre 2020 et 2022.

Ces efforts commencent à porter leurs fruits : le montant levé par les startups françaises sur des levées de fonds de plus de 100 M€ est passé de 1,7 à 5,2 milliards d'euros entre 2020 et 2021. Toutefois, l'essentiel de cet essor des levées de fonds late stage est la conséquence d'un investissement croissant des fonds de capital-risque américains en France. Entre 2020 et 2021, les investissements américains au capital de startups françaises ont été multipliés par 5, passant de 656 millions à 3,3 milliards d'euros. Près de 40 % des fonds levés dans le cadre de tours de table de plus de 100 M€ étaient investis par des acteurs américains. La levée de fonds de 555 M€ de Mirakl en 2021 avait comme lead investor Silver Lake, celle de 600 M$ de ContentSquare en 2022 Sixth Street. Plus récemment, la levée de fonds de 105 M€ de Mistral AI était structurée autour de Lightspeed Venture Partners.

Si cette explosion des montants levés par les startups françaises est une excellente nouvelle pour l'écosystème, la place prépondérante des fonds de capital-risque américains sur les tours de table avancés implique un risque de basculement du centre de gravité de nos entreprises. Le développement de fonds de capital-risque français capables de rivaliser est donc indispensable ; à cet égard, le gouvernement a annoncé que les négociations engagées avec les investisseurs institutionnels suite à l'initiative " Tibi " avaient permis de réunir, en complément des 6 milliards d'euros déjà rassemblés, 7 milliards d'euros supplémentaires. Le député et ancien dirigeant de Frichty Paul Midy a publié début juin un rapport recommandant de réunir un milliard d'euros supplémentaire auprès de grandes entreprises françaises que le gouvernement pourrait inciter à construire des fonds de corporate venture.

Un choc d'offre est encore nécessaire pour permettre à la tech française de rester indépendante, qu'il passe par la négociation avec des institutionnels et grands groupes ou par le développement des investissements publics en fonds propres sous l'égide de Bpifrance.

Le retard de la France en matière de rachats et introductions en bourse

Au-delà des levées de fonds, de nombreuses startups françaises sont contraintes de migrer vers les États-Unis pour offrir à leurs actionnaires des perspectives d'exit intéressantes, qu'il s'agisse d'introductions en bourse ou de rachats. L'échec de l'IPO de Deezer est caractéristique des faiblesses d'Euronext pour permettre la cotation des titres d'entreprises technologiques : le cours de l'action a été divisé par 2 depuis l'introduction en bourse de l'entreprise. Entre 2015 et 2018, la capitalisation boursière médiane des entreprises technologiques cotées en France était de 57 M€, contre 86 M€ sur les introductions en bourse en Allemagne ou au Royaume-Uni. Aux États-Unis, celle-ci était de 608 M$ en 2018. Pour une entreprise technologique souhaitant réaliser son introduction en bourse, la différence de valorisation entre une IPO en France et une IPO aux États-Unis est malheureusement encore significative.

Le rapport Tibi explique cette sous-valorisation de la tech française sur Euronext par deux facteurs. Le premier problème est l'absence de fonds français significatifs spécialisés dans les actifs technologiques côtés, ou dans les opérations de " crossover " ou " pré-IPO " visant à accompagner les startups juste avant leur introduction en bourse. Parmi les 30 principaux fonds de global tech, il n'y a aucun fonds français et très peu de fonds européens. Le deuxième problème est l'absence d'analystes spécialisés sur les entreprises technologiques : il est en effet difficile d'entretenir un écosystème dynamique d'analystes et d'investisseurs compétents et comprenant les modèles économiques des entreprises technologiques, sans avoir au préalable quelques entreprises technologiques cotées sur lesquelles les faire travailler.

C'est un cercle vicieux : pas d'analystes pas d'IPO, pas d'IPO pas d'analystes. Pour structurer un écosystème permettant à nos futures licornes de s'introduire en bourse en France, l'État pourrait amorcer la pompe en soutenant massivement quelques entreprises prometteuses susceptibles de réaliser 5 à 10 introductions en bourse réussies sur Euronext.

En matière de rachats, la France ne compte presque pas de possibilités d'exit crédibles sur de nombreux secteurs. Entre 2010 et 2022, 70 % du montant des acquisitions d'entreprises françaises recensées sur la plateforme dealroom provenait d'entreprises étrangères, qui représentaient environ la moitié des opérations de rachats. L'accélération du développement de quelques acteurs clés de l'écosystème devrait permettre la constitution de leaders technologiques solidement ancrés en France et fonctionnant sur le modèle de Google ou Facebook qui utilisent leur forte rentabilité pour agréger autour d'eux des centaines de startups prometteuses, ce qui offrirait aux startups françaises de demain des opportunités d'exit crédibles pour assurer leur ancrage long-terme en France.

Un Doctolib introduit en bourse et bénéficiant d'une position solide de leader européen de la réservation de rendez-vous médicaux en ligne pourrait par exemple devenir un acquéreur crédible pour de nombreux acteurs du numérique dont les briques technologiques seraient susceptibles de renforcer la plateforme.

Certes, préserver l'ancrage français de nos entreprises n'est pas toujours indispensable, et la constitution de partenariats entre nos startups et leurs concurrents européens ou américains peut également représenter un levier de création de valeur et accélérer le développement de l'écosystème français. Mais sur de nombreux secteurs, cette migration vers les États-Unis de nos entreprises peut s'avérer très problématique. Conserver un fort ancrage national est en particulier nécessaire pour les startups maîtrisant des technologies indispensables pour notre souveraineté, par exemple dans les domaines de la cyber-sécurité, de l'informatique quantique ou des biotechnologies.

Un soutien public massif sera nécessaire pour combler les fragilités de l'écosystème français en matière de levées de fonds et d'opportunités d'exits qui conduisent à une migration quasi-systématique des startups technologiques françaises vers les États-Unis, au détriment de notre souveraineté et du dynamisme de notre écosystème.

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