Il s’agit cependant d’un domaine qu’on tend parfois à simplifier à l’extrême : il suffirait d’investir de l’argent et d’attendre 10 ans en espérant devenir riche. Bien au contraire, le capital-risque n’est pas un investissement à destination des âmes sensibles, et n’est pas fait pour ceux qui manquent de rigueur et de discipline. Une formation est nécessaire pour comprendre chaque terme et chaque pratique en profondeur, ce qu’elles signifient et ce qu’elles impliquent.
Cette tribune n'est pas une masterclass. Elle vise plutôt à partager des recommandations et lignes directrices avec ceux et celles qui s’intéressent à l’investissement dans les startups ou qui travaillent dans le domaine de l'investissement, avec les entrepreneurs désireux d’améliorer leur compréhension du monde du capital-risque, et avec tous ceux ayant un intérêt pour la technologie ou dans l’investissement en tant que “business angel”.
Dans ce chapitre intitulé “Comment lire la performance d'un fonds de capital-risque”, nous nous pencherons sur différentes règles à garder à l'esprit :
- Se concentrer sur le multiple, principal indicateur de performance du fonds
- Eviter de parler des performances brutes, demander les chiffres nets
- Comprendre comment les sociétés de capital-risque calculent la juste valeur marchande de leurs portefeuilles
- Comprendre ce que signifient les indicateurs TVPI et DPI, et comment ils fonctionnent
- Faire attention aux DPI élevés trop tôt dans la vie du fonds
- Vérifier si le capital-risque est optimiste ou prudent grâce à son Track Record
Chapitre 1 : Comment lire la performance d’un fonds de capital-risque
Investir dans des entreprises technologiques en phase de démarrage est devenu une des premières étapes de beaucoup de stratégies de répartition des actifs. On observe ce phénomène chez les investisseurs institutionnels autant que chez les entreprises et particuliers. A moins qu’ils n’aient assez de temps, d’énergie, d’expertise, ou une vision claire de leur stratégie de refinancement et de leur capacité de gestion d’un portefeuille d’actifs, les investisseurs n’investissent pas directement dans les startups : ils tirent parti des opportunités du secteur en investissant dans un fonds de capital-risque. Néanmoins, les caractéristiques de ces fonds, leur illiquidité, et le jargon qu’ils utilisent pour présenter leurs performances peuvent rendre ces opérations difficiles à comprendre.
Voici quelques conseils pour clarifier ces données.
Règle #1 : Se concentrer sur le multiple, principal indicateur de performance du fonds
L’indicateur le plus important pour comprendre les performances d’un fonds de capital-risque est son multiple. Lorsqu’un fonds est en fin de vie, ce multiple est facile à lire et à comprendre. Si un investisseur a investi 1 million d’euros dans le fonds et a récupéré 3 millions en retour, alors le fonds lui a rapporté 3x net. C’est aussi simple que ça.
Le TRI (taux de rendement interne, ou IRR pour internal rate of return en anglais) est l'autre indicateur de performance qui peut être utilisé. Cependant, sa définition n'est pas aussi simple, et il est beaucoup plus difficile à interpréter dans le monde du capital-risque que dans celui du capital-investissement, en raison des périodes de détention des investissements. Celles-ci étant plus longues, elles recouvrent parfois des financements de suivi qui affectent le TRI au cours de la durée de vie d'un fonds ou d’une startup. En somme, le TRI peut parfois se révéler trompeur, alors que le multiple ne ment (généralement) pas.
Si vous n’êtes pas encore convaincu que le TRI peut être trompeur, imaginons que vous investissiez 100 millions d’euros, et que vous ne receviez que 50 millions en retour. Votre investissement aura un TRI de -7%, ce qui n’est pas bon, mais pas dramatique non plus, alors que vous avez perdu la moitié de votre argent. Pire encore : imaginons qu’il vous faille 16 ans pour vous faire rembourser : votre TRI s’améliore et remonte à -4%, alors que vous avez toujours perdu la moitié de votre argent.
Evidemment, il ne s’agit que d’une situation théorique, mais le TRI peut s’avérer tout aussi trompeur avec des chiffres positifs. Surtout quand si vous ajoutez dans la discussion les réflexions au niveau de toute l’entreprise et la mesure de la performance générale du fonds.
Par exemple, un investissement de départ qui représente 1 % du fonds pourrait être sorti six mois plus tard avec un rendement de deux à trois fois la somme, ce qui donnerait un TRI de plusieurs centaines de pourcents pour cette opération. Incroyable… Sauf qu’un investisseur ne récupérerait que 2 à 3 % de son capital investi. C’est une opération qui gonfle l’ego de l’entreprise de capital-risque, mais n’a pas d’impact sur la performance générale du fonds. En effet, il ne faut pas oublier que l’exposition du capital au regard du TRI et des autres indicateurs de performance compte aussi.
Imaginons maintenant que cette même entreprise ne soit pas vendue rapidement et qu’elle reçoive 9 % ou plus du fonds pour un financement de suivi à des valorisations croissantes au cours de la décennie suivante. Imaginons qu’elle soit finalement vendue pour le même multiple de 2-3x. Le TRI pourrait descendre entre 15 et 30 % selon les dates et la taille des investissements de suivi. C’est bien, mais ce n’est pas excellent. Or, cette opération, qui est l’une des 20 à 25 que compte le fonds, rapportera 20 à 30 % du capital du fonds. Elle devrait donc contribuer largement à la performance du fonds, et avoir sur celui-ci un effet supérieur à la moyenne. Dans l’ensemble, le TRI est un outil logique lorsque les investissements sont prévisibles en termes de date et de taille. Mais à la fin de la vie du fonds, seul le multiple permet de montrer la vérité. Souvenez-vous ce que je vous disais sur le fait que le TRI puisse être trompeur !
Règle #2 : Éviter de parler des performances brutes, demander les chiffres nets
Quand un fonds en capital-risque communique son multiple brut, il s’agit généralement du multiple sur fonds propres (MOIC) de son portefeuille. Pour chaque entreprise, le MOIC correspond à l’évaluation actuelle de sa participation – ou les recettes touchées s’il y a eu une sortie – divisé par l’investissement total dans cette entreprise. Une formule équivalente est utilisée pour calculer le MOIC d’un portefeuille.
A l’inverse, le multiple net est la valeur nette d’inventaire du fonds ou VNI (égale à la valeur actuelle du portefeuille et aux liquidités disponibles dans le fonds, auxquelles on soustrait les provisions pour les intérêts différés et autres dettes) ajoutée aux distributions, divisée par le capital qui a été investi de la poche des investisseurs.
Il semble évident que le MOIC est légèrement plus élevé que le multiple net, mais un bon MOIC devrait toujours aboutir à un bon multiple net, n'est-ce pas ? C'est en partie le cas pour les fonds qui offrent d'excellents rendements. Quel est alors le problème ?
Prenons l'exemple suivant :
Nous sommes en temps de crise. Un investisseur en capital-risque affirme qu'il a obtenu de bons résultats malgré les vents contraires, et qu'il a réussi à atteindre 1,25 fois le MOIC sur son portefeuille. Ce n'est pas fabuleux, mais ça reste un bénéfice. Imaginons toutefois que ce fonds était de 100 millions d'euros, que le capital-risqueur se soit versé 20 millions d'euros de frais pendant la durée de vie du fonds (2 % par an pendant 10 ans, pour faire simple) et qu'il n'ait pas réussi à investir les 10 derniers millions d'euros du fonds.
Par conséquent, la société de capital-risque n'a en fait investi que 100-20-10=70 millions d'euros, rapportant 1,25x70=87,5 millions d'euros, et on peut considérer que les 10 millions d'euros non utilisés sont annulés. La distribution globale aux investisseurs a été de 87,5 millions d'euros pour 90 millions d'euros appelés, soit un multiple net de 0,97. Les investisseurs ont perdu de l'argent sur ce fonds malgré un MOIC positif...
La morale : ne jamais se laisser avoir et regarder seulement les indicateurs nets, c’est-à-dire ceux qui prennent en compte le point de vue de l’investisseur.
Règle #3 Comprendre comment les sociétés de capital-risque calculent la juste valeur marchande de leurs portefeuilles
Les régulateurs exigent que les sociétés de capital-risque évaluent la valeur liquidative de leur fonds (ou NAV) chaque trimestre, en suivant le concept de la juste valeur marchande (JVM ou FMV en anglais pour fair market value), pour les sociétés non liquidées. En général, dans le monde du capital-risque, la juste valeur marchande est basée sur la valeur de la dernière série, à partir de laquelle le capital-risque peut augmenter son évaluation en raison de signaux positifs ou prendre des provisions pour risques (faillite, sous-performance économique, multiples d'évaluation du marché, etc…).
Cependant, même si les JVM et les VNI sont examinées par des auditeurs externes sur une base trimestrielle, leurs valeurs sont avant tout une décision prise par le capital-risqueur et peuvent s'avérer discutables. Un problème majeur se pose lorsque les JVM et donc la VNI sont surévaluées, ce qui peut entraîner une mauvaise surprise au moment de la vente des actifs. L'inverse peut également se produire, mais les investisseurs se plaignent rarement de recevoir plus d'argent que prévu !
Quand il s’agit d'évaluer une participation dans une startup, il n'y a pas de bonne ou de mauvaise formule. Les investisseurs s’agacent généralement de voir que plusieurs sociétés de capital-risque ayant investi dans la même entreprise ont des valeurs de marché différentes dans leurs bilans au même moment. Pire encore : même s'ils ne sont pas en désaccord sur la FMV d'une entreprise donnée, les investisseurs en capital-risque peuvent avoir des avis différents sur la valeur de leur participation, selon la manière dont ils tiennent compte de leurs droits de protection (clause de ratchet, anti-dilution, préférences de liquidation, etc.).
Être prudent veut dire ne jamais surestimer sa propre valeur, et ne jamais se penser protégé par un contrat ou une garantie, tout en évaluant la manière dont droits des autres parties prenantes pourraient avoir un impact négatif significatif lors de la sortie de l'entreprise. En bref, il y a autant de façons d'évaluer un portefeuille qu'il y a de sociétés de capital-risque, et une explication est généralement bienvenue...
Règle #4 Comprendre ce que signifient les indicateurs TVPI et DPI, et comment ils marchent
La longue durée de vie des fonds de capital-risque pose un autre problème : il faut au moins dix ans (et parfois beaucoup plus, malheureusement) pour liquider complètement un fonds de capital-risque. Le multiple final ne sera fixé ou estimé avec précision que très tard dans la vie du fonds. Comment les investisseurs peuvent-ils juger de la performance d'un fonds avant que celui-ci n'atteigne la fin de son cycle de vie ?
Pour ce faire, les sociétés de capital-risque communiquent chaque trimestre deux indicateurs en plus du TRI : le TVPI et le DPI. TVPI signifie Total Value to Paid-In Capital et correspond au ratio entre les distributions passées du fonds + la VNI actuelle d'un côté, et le capital versé par l'investisseur de l'autre.
DPI signifie Distributed Value to Paid-In capital. Il s'agit du capital versé par l'investisseur, divisé par la somme des distributions passées du fonds. Lorsque le fonds est en cours de liquidation, le TVPI et le DPI convergent vers le même chiffre. Dans l'intervalle, le TVPI est toujours supérieur au DPI. Afin d'illustrer ces indicateurs, prenons un exemple simple et théorique pour appliquer tous ces calculs (y compris le TRI).
Comment lire le TVPI et le DPI ?
Tout d'abord, le TVPI est ce que nous avons appelé ci-dessus le multiple du fonds. Il est, comme nous l'avons vu, le principal indicateur de performance. Avant qu'un fonds ne soit définitivement clôturé, il affiche une plus-value latente (sur le papier seulement, puisqu'elle ne s'est pas encore matérialisée). Il montre un certain potentiel, alors même qu'un risque subsiste : le TVPI peut ne pas se matérialiser entièrement dans le DPI. À l'inverse, il est aussi possible que le TVPI augmente avec le temps et que le multiple final d'un fonds soit supérieur au(x) TVPI intermédiaire(s). Plus la différence entre le TVPI et le DPI se creuse, plus l'évolution potentielle et les risques associés sont élevés.
Comme nous l'avons vu, le TVPI se base principalement sur la valeur de marché des sociétés en portefeuille et sur l'évaluation des participations. Il peut donc être discutable. Gardez bien en tête que le TVPI ne doit pas être interprété seul, et qu’une évaluation détaillée du portefeuille est nécessaire.
Deuxième point : le DPI est incontestable. Il mesure les liquidités rendues aux investisseurs et constitue la seule valeur sûre. Lorsque le DPI se rapproche de 1, c'est un bon indicateur du “dérisquage” du fonds. S'il est supérieur à 1, le capital du fonds est en sécurité (l'argent investi a déjà été restitué) et les investisseurs peuvent s'attendre à un bénéfice à terme. En outre, les investisseurs peuvent facilement transférer le DPI vers un nouveau fonds, alors que le TVPI, qui n'est pas encore converti en DPI, ne peut pas l'être puisqu'il n'est pas remboursé et qu'il présente toujours un risque.
Se pourrait-il que seul le DPI compte et que le TVPI doive être maintenu à un niveau bas pour que les investisseurs puissent dormir tranquille ? Pas si simple... Le TVPI reste un indicateur du potentiel de performance. Il représente également la valeur inscrite par les investisseurs institutionnels dans leurs registres. Les investisseurs aiment donc le voir croître et comparent les TVPI des fonds du même millésime pour choisir la meilleure société de capital-risque à financer.
Ces TVPI intermédiaires sont donc également des outils de marketing qui servent à convaincre les investisseurs de réinvestir dans les nouveaux millésimes du fonds de capital-risque. Parfois, la transparence ne sera pas le seul principe suivi lors de la mesure des performances intermédiaires – comme toujours lorsqu'on parle de marketing !
L'histoire récente a montré que lorsque les TVPI atteignent des sommets, les principes de prudence énoncés plus haut sont parfois dépassés. Pour rester compétitifs et afficher de bons chiffres, les sociétés de capital-risque ont commencé à gonfler leur TVPI. Maintenant que le marché s'est effondré, il est plus difficile que jamais de les lire.
La question à un million : Combien de ces TVPI gonflés se transformeront en DPI ?
Règle #5 Faire attention au DPI élevé trop tôt dans la vie du fonds
Nous avons vu que le DPI était une valeur sûre, incontestable. C'est vrai, mais il y a tout de même une nuance lorsque le fonds est jeune. Imaginons qu'un fonds de 100 millions d'euros ne soit appelé qu'à 40 %, puis - boom ! - qu'une grosse sortie se produise et que 40 millions d'euros soient restitués aux investisseurs. Le DPI serait de 40 millions/(40 %*100 millions)=1. Le fonds semble dérisqué ! Mais si les 60 millions d'euros restants sont mal investis et que le reste du portefeuille est perdu, le DPI sera ramené à 40 millions d'euros/100 millions d'euros = 0,4. Un véritable drame.
Pour éviter cet écueil, il faut ne regarder le DPI (et le TVPI) que lorsque le fonds est proche d'être totalement investi, ou qu'au moins 80 % de son capital a été appelé. Plus tôt, ces indicateurs peuvent être trompeurs.
Un DPI élevé au début de la vie du fonds pose un second problème. Pour maximiser la performance, l'entreprise de capital-risque devrait investir de manière à s’approcher au plus près de 100 % du fonds. Cela signifie qu'elle doit recycler les sorties précoces pour payer les frais plutôt que d’utiliser le capital du fonds. Distribuer chaque centime issu des sorties pourrait devenir contre-productif et un DPI élevé au début de la vie du fonds pourrait être le signe que le déploiement du fonds n'est en fait pas optimal.
Règle #6 : Vérifier si le capital-risque est optimiste ou prudent en utilisant son Track Record
Une autre astuce pour comprendre l'approche “conservatrice” ou “haussière” d'un investisseur en capital-risque lors de l'analyse de son TVPI : examinez ses dernières sorties et demandez la valeur comptable de l'investissement dans ces sociétés un trimestre avant et un an avant la sortie.
On s'attendrait à ce qu'un trimestre avant la date de sortie, la valeur comptable soit très proche, voire égale, à la valeur de sortie. On s'attendrait aussi à ce qu'un an avant, la valeur comptable soit inférieure à la valeur de sortie, en particulier pour les entreprises qui enregistrent de bonnes performances, sans que l'écart ne soit nécessairement trop important.
Ce ne serait donc pas bon signe si la valeur comptable passée s’avérait bien plus élevée que la valeur de sortie, à moins que quelque chose d'inattendu et de matériellement négatif ne se soit produit au cours des trimestres précédant celle-ci.
On peut faire valoir qu'une valeur comptable nettement inférieure à la valeur de sortie un an avant cette sortie n'est pas le signe d'une grande compétence en matière d'évaluation, mais il est plus facile de passer outre un excès de prudence. Encore une fois, les investisseurs ne se plaindront pas de se retrouver plus riches qu'ils ne l'avaient prévu.
Si nous nous penchons sur les 11 dernières sorties d'Elaia, soit celles que nous avons effectuées en 2022, à un moment où les valeurs comptables étaient fortement remises en question par les investisseurs, la plupart de nos valeurs comptables se révèlent conformes au résultat attendu du test que nous venons d’énoncer. Un seul cas atteste d'une valeur comptable légèrement supérieure à la valeur de sortie un an auparavant, car l'entreprise n'a pas été très performante cette année-là. Un second cas atteste d'une valeur comptable nettement inférieure à la valeur de sortie l'année précédente. L'entreprise en question a surfé sur une vague technologique inattendue au cours des trimestres précédents, grâce à ses actifs de propriété intellectuelle uniques, et a été rachetée par anticipation par une grande entreprise technologique à un prix très élevé, et bien plus que ce qu'une évaluation raisonnable aurait indiqué. Nous sommes clairement du genre prudent ! Cela signifie également que nos investisseurs ont été heureux, non seulement de recevoir des liquidités, mais aussi de voir le TVPI du fonds s'améliorer alors que le DPI augmentait.
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Mon dernier conseil : souvenez-vous que les nombres ne sont pas toujours aussi clairs que ne l’aimeraient les mathématiciens. En tant qu’investisseur, si vous ne comprenez pas une donnée, demandez des explications. Si ce n’est toujours pas clair, demandez à nouveau. Et c’est un mathématicien qui vous parle 😊
Comme on le dit à tous les jeunes investisseurs en capital-risque que nous formons : l’estimation est un art et une éthique, pas une science exacte. Analyser les évaluations et les indicateurs de performance d’un fonds devrait être traité comme tel.