Comment préparer le monde de demain sans nouvelles technologies ? Comment ouvrir la voie à ceux qui les inventeront ? Autant de questions passionnantes abordées dans cette nouvelle rencontre.
Comment vois-tu la scène hardware en France ?
On le dit souvent mais la France a beaucoup d’atouts : de très bons ingénieurs, un écosystème de financement non-dilutif généreux et un savoir faire reconnu dans quelques industries de pointe comme l’aérospatiale, l’intelligence artificielle ou le nucléaire. Le problème c’est que si on regarde la liste des licornes françaises aujourd’hui, on a du mal à y trouver des boites hardware, à quelques exceptions près.
"Si on regarde la liste des licornes françaises aujourd’hui, on a du mal à y trouver des boites hardware"
Ça s’explique par plusieurs choses : un long brain drain de l’industrie vers la finance ou le software, la taille limitée du marché intérieur, une désindustrialisation progressive et un manque d’investisseurs capables de financer le type de projets ambitieux que l’on voit émerger aux Etats-Unis par exemple. On a tellement passé de temps à dire que c’est dur de faire du hardware qu’on en a oublié que c’était quand même indispensable pour créer l’industrie de demain, rester un pays technologiquement souverain ou pour répondre au défi climatique actuel.
"On a tellement passé de temps à dire que c’est dur de faire du hardware qu’on en a oublié que c’était quand même indispensable pour créer l’industrie de demain"
Sur le climat justement, on a aucune chance de tenir la feuille de route du GIEC sans préparer une révolution industrielle verte. On a d’ailleurs quelques belles boites “climate hardware” qui sont en train d’émerger en France et ce n'est pas impossible qu’on tienne des futurs champions de la fusion nucléaire ou de la capture de CO2. La France n’est globalement plus un pays leader au niveau mondial sur le hardware mais la bonne nouvelle, c’est qu’on a pas encore totalement perdu la bataille à l’échelle européenne et qu’on a encore une chance de rattraper les Etats-Unis et la Chine si on s’y prend bien.
Pourquoi les investisseurs français semblent frileux à l'idée de s'y engager davantage ?
Si on prend un peu de recul, on sort d’un cycle où le mobile et le cloud ont créé une énorme opportunité pour l’émergence de nouveaux leaders dans le software. Ça a été l’un des principaux moteurs derrière la croissance impressionnante du monde de la technologie depuis 2010 et une majorité de fonds VCs ont fait leurs plus gros succès en surfant sur cette vague.
"Beaucoup de tendances dans le VC s’auto-entretiennent et la relative aversion des VCs pour le hardware en est une conséquence"
Comme les fonds tendent à investir là où ils ont connu leurs meilleures performances, beaucoup de tendances dans le VC s’auto-entretiennent et la relative aversion des VCs pour le hardware en est une conséquence. Ce qui est intéressant avec la crise actuelle, c’est que tout le monde est en train de prendre conscience qu’on atteint la fin d’un cycle. On a tellement investi dans le software qu’on a atteint une forme de saturation aujourd’hui. Au lieu de développer des innovations disruptives, une grande majorité de startups développent des features qui n’amènent que des améliorations marginales de solutions existantes. En soit, ce ne serait pas un problème si le monde n'avait pas un besoin urgent d'innovations radicales pour lutter contre le changement climatique, reconstruire notre indépendance énergétique ou défendre nos démocraties. Il y a comme une déconnexion : on est pas totalement sûr que la planète soit vivable à la fin du siècle et on a la guerre en Europe mais une bonne partie de notre capital disponible planche sur la metaverse ou la commande en un clic.
"Une grande majorité de startups développent des features qui n’amènent que des améliorations marginales de solutions existantes"
L’autre point, et ce n’est pas un tropisme particulièrement français, c’est que les fonds généralistes préfèrent investir dans le software parce que c’est là qu’ils ont fait leurs plus gros retours et qu’ils ont développé leur expertise. L’évaluation d’un projet dans les technologies de rupture nécessite souvent une autre grille d’analyse, en un sens c’est presque une classe d’actifs différente qui nécessite des investisseurs spécialisés. Il faut être capable d’évaluer la technologie, avoir une bonne connaissance des marchés, de la supply chain, etc.
C’est pas parce qu’on est un très bon investisseur dans le SaaS qu’on a forcément des bons résultats quand on s’essaie au hardware ou à la deeptech en général. Or, aujourd’hui, on trouve principalement des fonds généralistes en France dont le mandat est de trouver et financer les meilleures startups locales. C’est en grande partie lié à notre écosystème d’investisseurs institutionnels qui poussent les fonds à se concentrer géographiquement plutôt qu’à se spécialiser sur des thématiques comme le hardware ou l’industrie. C’était une très bonne stratégie pour faire émerger un écosystème local il y a 10 ans mais on commence à voir les limites de cette approche. Aux Etats-Unis par exemple, c’est devenu beaucoup plus facile pour des boites hardware de se financer parce que la compétition a poussé beaucoup de fonds à se spécialiser et même des fonds traditionnellement généralistes s’y sont mis comme Andreessen Horowitz avec leur fonds American Dynamism. Ça va sans doute venir en Europe et en France mais on a encore quelques années de retard en terme de maturité de notre écosystème.
"Aux Etats-Unis par exemple, c’est devenu beaucoup plus facile pour des boites hardware de se financer parce que la compétition a poussé beaucoup de fonds à se spécialiser"
Quels conseils pourrais-tu donner pour lever et structurer sa startup dans le hardware ?
Avant de démarrer, mon conseil serait de partir d’un besoin sur le terrain en passant autant de temps que possible avec les clients potentiels pour comprendre le problème qu’on veut résoudre. Beaucoup d’entrepreneurs se lancent en pensant qu’une boite hardware c’est essentiellement une technologie de rupture appliquée à un marché et on finit souvent avec une solution over-designed qui ne répond à aucun besoin.
Dans la plupart des cas, le hardware ne va pas permettre de répondre à l’intégralité du besoin des clients mais il va pouvoir s’insérer dans une solution full-stack plus globale. On le voit souvent dans l’industrie par exemple, où les startups qui réussissent passent autant de temps à developper leurs robots que les outils d’intégration et de gestion qui vont avec, ce qui permet à leurs clients de réaliser les gains de productivité recherchés.
Ensuite, le business model est un aspect clé : vendre du hardware sans revenu récurrent, c’est la plupart du temps une mauvais idée. Cela crée un très mauvais alignement avec ses utilisateurs à long-terme et c’est très difficile à financer auprès de VCs. Enfin, quand c’est possible, il vaut mieux tester le marché en prototypant une solution avec du hardware disponible sur l’étagère que de se lancer dans de gros investissements trop vite. On voit trop de boites chercher à lever de gros tours de table assez tôt alors qu’ils auraient pu bricoler une solution qui réponde à 80% du besoin en très peu de temps et valider leur product market fit. Dans le contexte actuel, c’est d’autant plus important qu’il faut être très vigilant à ne pas augmenter son burn rate trop vite.
"On voit trop de boites chercher à lever de gros tours de table assez tôt alors qu’ils auraient pu bricoler une solution qui réponde à 80% du besoin en très peu de temps et valider leur product market fit"
Qui aller voir selon toi et comment les approcher ?
Rares sont les fonds aujourd’hui qui excluent d’emblée le hardware donc on peut cibler assez large. La meilleure approche est de demander à des fondateurs de boites hardware qui ont réussi, de vous mettre en relation avec certains de leurs fonds. Les entrepreneurs du portefeuille sont les meilleurs introductions possibles à des fonds. Chez HCVC, on fait systématiquement un meeting avec tous les entrepreneurs qui nous sont envoyés par nos fondateurs surtout quand les boites sont dans des domaines que nos fondateurs connaissent bien.
L’autre conseil que je donnerai, est de ne pas commencer par un roadshow avec des VCs avant d’être suffisamment avancé. On peut relativement facilement lever quelques centaines de milliers d’euros avec des angels aujourd’hui et c’est généralement beaucoup plus rapide que de faire une grosse levée de fonds qui va prendre plusieurs mois. Cela permet de boucler une levée rapide et de se focaliser sur quelques jalons clairs, qui pourront servir de signaux à des fonds. On peut perdre énormément à parler à des fonds trop tôt, surtout dans un contexte où beaucoup de VC font très peu de deals comme c’est le cas aujourd’hui.
Si tu avais un message à faire passer à l'écosystème, ce serait lequel ?
Mon message est qu’on a jamais eu autant besoin d’entrepreneurs qui se lancent. On est à un moment charnière de l’histoire comme on en connait seulement quelques-uns par siècle. On a un besoin urgent de re-développer notre industrie locale, de décarboner notre économie et de regagner une avance technologique en matière de défense pour protéger nos démocraties.
"On a jamais eu autant besoin d’entrepreneurs qui se lancent"
On a pas eu autant de défis auxquels répondre depuis 1945 et ça risque de bousculer le statu quo dans beaucoup de secteurs. Ça va forcément impliquer des investissements massifs dans un contexte de récession donc on va sans doute avoir besoin d’une action coordonnée au niveau politique qui encourage notamment les VC locaux à investir dans les thématiques qui peuvent contribuer à répondre aux grands challenges auxquels on fait face. Les Etats-Unis ont frappé fort avec l’Inflation Reduction Act ou le Chips Act qui vont avoir un impact majeur sur la ré-industrialisation et la décarbonation de l’industrie US. On attend des initiatives similaires en France et en Europe, il faudra parvenir à trouver un bon équilibre qui nous permettre de favoriser notre économie sans être naïfs mais aussi sans tomber dans l’écueil du protectionnisme.