Cet article est republié à partir de The Conversation France
Rares sont les recherches en sciences de gestion abordant la spiritualité et la religion comme source d’inspiration de l’entrepreneuriat. Pourtant, ces dimensions traversent depuis la nuit des temps les activités humaines, irriguent la vie des individus et des sociétés, y compris dans le champ économique. Les réflexions fondatrices des sciences sociales les interrogeaient d’ailleurs, que l’on songe à L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, ou aux Formes élémentaires de la vie religieuse d’Émile Durkheim.
La définition du concept de spiritualité reste souvent floue et sujette à controverse. Au début des années 2000, un ouvrage collectif propose une synthèse de littérature aboutissant à une acception comprenant trois éléments. Il y a la transcendance qui désigne une croyance ou une sensation de connexion aux autres, aux idées, au monde, à une sorte de " super-puissance ". On retrouve aussi une forme de holisme, une idée d’intégration des différents éléments individuels en un tout cohérent, une " symbiose du soi ". Vient enfin l’épanouissement personnel qui passe par la foi en un cheminement dont on a besoin pour grandir.
En France, il faut attendre 2021 pour voir l’apparition d’un premier ouvrage sur le sujet, Entrepreneuriat, Spiritualité & Religion, dont cette recherche est issue. L’étude que nous avons réalisée tente de dresser un portrait en trois dimensions d’" entrepreneurs spirituels " dans le monde du vin.
Controverses originelles
Depuis une dizaine d’années, le monde du vin est en pleine effervescence comme l’illustre le film Wine Calling sur les nouveaux entrepreneurs du vin, sorti en 2018. Le vin biodynamique fait partie de ces nouvelles tendances du vin qui connaissent un développement spectaculaire.
La filière place au cœur de son activité les enjeux environnementaux, solidaires et éthiques. Le texte fondateur de la biodynamie est l’ouvrage Agriculture. Fondements spirituels de la méthode bio-dynamique publié en 1924 et constitué d’une compilation de notes prises lors de plusieurs conférences du philosophe autrichien Rudolf Steiner.
Celui-ci a notamment développé l’anthroposophie à partir de nombreuses traditions spirituelles et ésotériques : mystique allemande, traditions chrétiennes et philosophies orientales, traditions occultes, astrologiques… Il s’agit, en résumé, d’un " système de savoirs qui s’appuie sur l’analogie et la correspondance entre les phénomènes humains et non humains, pour tenter de concilier la science, l’art et la spiritualité, l’homme moderne et la tradition ésotérique, l’humain et le devenir du monde ".
La chose reste cependant sujette à controverse. Elle se présente comme une science, mais rejette le paradigme de Karl Popper (une théorie est scientifique si elle est réfutable). Autre point sensible, certaines accusations de dérives sectaires ont été formulées notamment au sein du rapport Guyard-Brard sur la situation financière des sectes de 1999. Plus tard, en 2012, une mission interministérielle avait mentionné la médecine anthroposophique dans son guide Santé et dérives sectaires, mention supprimée en 2017 par une cour d’appel administrative.
Un guide
Dans le domaine vinicole, l’anthroposophie propose des pratiques alternatives aux pratiques conventionnelles. Les normes de production distinguent principalement le vin conventionnel, le vin bio, le vin en biodynamie et le vin naturel.
Si ce dernier n’a pas de définition précise, il a pour principe fondateur de ne trouver que du raisin dans le produit final. Le vin bio est, lui, réglementé par un cahier des charges européen. Le vin biodynamique fait davantage l’objet de certifications indépendantes. Plus qu’une agriculture biologique, l’idée est de favoriser la biodiversité dans le vignoble, et de respecter plusieurs principes au premier rang desquels on trouve la prise en compte de l’influence des astres. Il repose également sur tout un ethos du vigneron, qui reste fortement marqué de syncrétisme.
Le premier point commun des vignerons rencontrés dans nos travaux est la rencontre avec un " guide spirituel ". Elle constitue un évènement déclencheur. Une partie importante de ces rencontres se déroule via un support écrit, et notamment les ouvrages de Nicolas Joly, vigneron militant pour la biodynamie et fortement inspiré par Steiner. Un agriculteur nous parle de sa démarche de recherche, de son " travail sur le vivant " :
" Je me suis formé à travers des livres et des conférences. C’est une philosophie, il faut la comprendre, se l’approprier ".
La rigueur et la difficulté de la démarche sont particulièrement mises en avant et ces travailleurs de la vigne précisent être dans la démarche de se former afin d’affiner leur " compréhension du global ".
Un projet qui prend corps
La dimension communautaire de cette quête de connaissance, de sens et de vérité est le deuxième trait commun de ces entrepreneurs. Au-delà d’un engagement individuel, nos résultats montrent en effet la place prépondérante du collectif dans la capacité des vignerons à porter un projet en biodynamie qui prend corps et parvient à durer.
La plupart font partie d’une association où l’accent est porté sur la pratique et l’échange de techniques. Un vigneron nous confie :
" L’association se réunit deux fois par an pour des groupes de travail, notamment pour les préparations car il y a beaucoup de boulot. Ce sont des passionnés qui font ça… "
Cette quête de connaissance et de vérité rejoint une dimension spirituelle pour une minorité qui évoque le rôle fondamental de " tout ce qui n’est pas visible, quelque chose en action qui nous échappe complètement ". Ces propos sont tenus sur le mode de la révélation :
" Il se passe quelque chose… Moi, je trouve mes vins plus élégants… "
Ce qui nous échappe
Car, troisième élément, les vignerons interrogés recherchent l’interconnexion avec le tout. Certains invoquent volontiers les forces de la nature, les " messages " que le vigneron peut envoyer au sol, à la vigne, notamment lors des pulvérisations de préparations, et la nécessité d’avoir une " intention dans le travail " pour être en capacité d’envoyer ces messages. Ils évoquent le rôle fondamental de " tout ce qui n’est pas visible, quelque chose en action qui nous échappe complètement ". Ils se réfèrent volontiers un côté magique, quelque chose qui est là mais que l’on ne peut expliquer.
Comme nous le confie un vigneron, " La biodynamie, c’est à cadeau que l’on fait à la vigne ". Le maître-mot est la maîtrise de l’écosystème :
" Il faut des vibrations animales, faire revenir des chauves-souris, refaire venir l’homme plutôt que des machines, que le domaine devienne un lieu de vie… Cela donne plus de sens, on ne peut pas faire autrement. C’est le cycle de la vie. "
L’objectif de cette recherche était de montrer le lien existant entre spiritualité et projets entrepreneuriaux alternatifs. À travers le cas du vin produit en biodynamie, nous montrons que c’est la rencontre avec une spiritualité qui a converti des vignerons utilisant des méthodes conventionnelles de production aux projets biodynamiques. Et les dimensions de la spiritualité imprègnent les discours de ces nouveaux entrepreneurs. Ceci permet de faire une tentative de caractérisation d’un nouveau profil d’entrepreneur : l’entrepreneur spirituel à la recherche de sens existentiel dans son travail.
Caroline Cintas, enseignant-chercheur en Sciences de gestion-Laboratoire NIMEC-IAE de Rouen-Management-Organisation-Violences-Diversité, Université de Rouen Normandie et Olivier Desplebin, Maître de Conférences en sciences de gestion, Université de Rouen Normandie