Cet article est republié à partir de The Conversation
Développement de nouveaux moyens de paiement, montée en puissance des cryptoactifs, on a aussi assisté à l’émergence de monnaies digitales émises par des banques privées et même par des banques centrales. Fin 2019, d’après la Banque des règlements internationaux, 80 % des instituts monétaires réfléchissaient déjà à un projet de monnaie numérique, mais seuls 10 % en étaient au stade de projet pilote. La Banque centrale européenne (BCE) s’est d’ailleurs déjà positionnée sur le sujet et affirme :
" Dans cette nouvelle ère, un euro numérique garantirait que les habitants de la zone euro puissent bénéficier d’un moyen de paiement gratuit, simple, universellement accepté ".
Un objectif de politique économique non avoué ne serait-il pas de supprimer les paiements en espèces pour atteindre un but ultime quasi-inatteignable autrement : tracer tous les virements et endiguer la plupart des irrégularités, les transactions " au noir " non déclarées, la " petite " fraude fiscale ou encore les paiements illégaux (trafics de drogue, financement des activités terroristes, etc.) ?
À nos yeux, ces monnaies digitales publiques présenteraient un double avantage : permettre une politique monétaire aux effets plus directs et plus immédiats, mais aussi se prémunir des dérives des actifs privés. Car ces nouvelles offres posent de nombreuses questions et ont des impacts macro-économiques, politiques, écologiques d’une ampleur fondamentale, au premier desquels se pose la question de la souveraineté des États.
Des réserves en devises traditionnelles ? Plus une évidence
Proches de nous, les pays nordiques semblent en avance sur l’adoption des technologies décentralisées de virements financiers. En dehors des frontières européennes, la Chine a largement pris les devants. Elle ambitionne d’être le premier grand pays à émettre une monnaie numérique souveraine, l’e-yuan. Les tests ont commencé à grande échelle dans ce pays où le paiement mobile est déjà populaire. En décembre dernier, dans 10 000 commerces de la ville de Suzhoules clients ont pu payer avec cette devise.
Publics ou non, le FMI estime que la valeur totale des cryptoactifs en circulation dans le monde a été multipliée par dix entre début 2020 et septembre 2021, date à laquelle elle dépasse les 2000 milliards de dollars. Le cours du bitcoin, le plus célèbre d’entre eux, a atteint les 40 000 dollars en janvier 2021, et a poursuivi son ascension pour dépasser les 60 000 dollars en milieu d’année avant de fluctuer.
En parallèle, les parts du dollar et de l’euro dans les réserves de change mondiales tendent à baisser. Celle du dollar est tombée à son niveau le plus bas en 25 ans au quatrième trimestre 2020. L’euro aussi connaît des difficultés face à l’émergence du yuan chinois et le retour en grâce de l’or, perçu comme une couverture face au contexte reflationniste actuel. L’or et le bitcoin semblent de plus en plus complémentaires, opérant tous deux la protection recherchée contre l’inflation.
Selon le FMI toujours, les monnaies digitales privées de type " stable coin ", c’est-à-dire à fluctuations plus stables, pourraient émerger comme des monnaies de réserve internationales. Le rapport de cette organisation internationale examine les facteurs qui pourraient influencer la domination du dollar en la matière et il n’apparaît plus évident que les devises traditionnelles des principales puissances financières puissent maintenir leur statut prépondérant sans rentrer dans la course des monnaies digitales.
Cryptomonnaie hélicoptère
Les banquiers centraux peuvent en outre voir dans la monnaie digitale publique une solution face aux écueils traditionnels de la politique monétaire. L’énorme atout de ces actifs numériques serait de permettre aux agents économiques d’avoir un compte directement auprès de la banque centrale, cela avec les avantages généralement attribués à la " monnaie hélicoptère " : contourner les blocages éventuels dans les canaux du crédit bancaire, mettre de l’argent frais directement entre les mains des individus en prenant en compte les inégalités…
En somme, cela pourrait grandement faciliter la transmission de la politique monétaire, sans les effets néfastes des achats d’actifs. La situation induite d’excès de liquidité comme actuellement éprouvée est typiquement une situation délicate dans laquelle la banque centrale peut être en difficulté pour atteindre ses objectifs. Les banques centrales pourraient ainsi retrouver une forme de contrôle et une modulation bien plus directe de la masse monétaire car n’interviendrait plus, dans la chaîne de la création monétaire, le crédit des banques privées.
La tentation de développer des monnaies digitales d’État comme l’euro ou le yuan digital trouve également ses sources dans les faiblesses et dangers inhérents aux devises digitales privées. La Chine, très en avance dans le développement de sa monnaie numérique publique, nous l’avons dit, déclarait d’ailleurs en mai dernier l’illégalité des transactions liées aux cryptomonnaies.
Question de confiance
Plus de 13000 cryptomonnaies privées coexistent aujourd’hui, ce qui génère inévitablement des inefficiences des marchés. Des opportunités béantes d’arbitrage permettent à certains fonds spécialisés d’exploiter les différentiels de prix pour atteindre des rentabilités de 100 %.
Par ailleurs, le bitcoin n’est pas véritablement une monnaie en tant que telle. La confiance dans une monnaie repose en effet sur l’institution qui l’émet et sur un actif-passif présents dans son bilan. L’indépendance de l’émetteur (traditionnellement une banque centrale) augmente théoriquement cette confiance dans la monnaie émise. Le bitcoin ne bénéficie pas de cela et d’ailleurs, en France, personne n’est obligé d’accepter un paiement en bitcoin d’après le Code monétaire et financier.
La question ultime reste donc celle de l’affirmation des États vis-à-vis des entreprises privées. C’est une question incontournable avant que les monnaies privées n’atteignent une position dominante dépossédant les États d’une fonction régalienne d’intérêt général.
D’autant que s’y mêlent des considérations environnementales. Le minage de ces devises génère d’importantes dérives énergétiques liées à la puissance de calcul des serveurs informatiques. Le bitcoin, par exemple, a consommé 143 TWh en 2021, ce qui représente plus que la quantité d’énergie utilisée par les Pays-Bas (111 TWh).
Amaury Goguel, Economist & Academic Dean of the MSc Financial Markets & Investments. Co-author of the book "Managing Country Risk in an Age of Globalization", SKEMA Business School