Décryptage par Kim Biegatch
9 février 2022
9 février 2022
Temps de lecture : 12 minutes
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En Seine-Saint-Denis, un grand raout pour tirer parti du numérique

Transformer durablement le département le plus pauvre de France grâce au numérique. Si l’idée n’est pas nouvelle, elle vient d’être remise sur le devant de la scène par un député de la majorité qui rêve de donner aux habitants de la Seine-Saint-Denis la place qu’ils méritent dans le secteur de l’innovation. Maddyness a assisté au lancement du dispositif.
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“Un regroupement de rêveurs.” C’est par ces mots que le député LREM de la 3e circonscription de la Seine-Saint-Denis, Patrice Anato, a qualifié l’auditoire réuni à l’Assemblée nationale pour le lancement en grandes pompes du Grand numérique. Élus, élues, chefs et cheffes d’entreprise, responsables d’écoles et d’organismes de formation, membres du secteur associatif, acteurs et actrices de l’écosystème de l’innovation… Une centaine de personnes ont fait le déplacement pour assister à la présentation de ce qui s’annonce comme une petite révolution numérique.

L’origine du projet le Grand numérique - LGN pour les initiés - remonte au début du quinquennat. Il voit le jour en 2017, au lendemain d’une visite du président de la République Emmanuel Macron au futur village olympique. Événement au cours duquel il compare le département le plus pauvre de la métropole à la Silicon Valley. Une formule qui ne passe pas inaperçue et sert de point de départ au député de la majorité Patrice Anato, qui s’est donné pour mission de porter la question de l’emploi et du numérique en Seine-Saint-Denis. “Ce que je veux, c’est réduire les fractures sociales et numériques et libérer le potentiel pour que demain, tout le monde ait envie de se former et de trouver une opportunité professionnelle en Seine-Saint-Denis”, confirme l’élu.

Tout juste lancé, ce dispositif vise à former 20 000 personnes aux métiers du numérique d’ici à 2027 avec pour ambition finale de transformer le département en territoire d’excellence numérique. Concrètement, le projet se matérialise par la création d’une plateforme permettant à tous les habitants du département d’identifier des formations certifiantes ou qualifiantes et d’être accompagnés jusqu’à la signature de leur premier contrat d’embauche. Pas un “one shot” donc, mais une relation à long terme entre les différentes parties prenantes. Autre avantage notable, la prise en charge des frais de formation par la région, l’État ou le Grand Numérique pour tous les apprenants afin que leur coût ne constitue pas un blocage. Patrice Anato promet que “toute personne qui entrera en formation n’aura rien à payer de sa poche”.

Pour mener ce projet à bien, le député LREM mise sur ce qu’il identifie comme des “atouts” permettant d’accélérer le développement et de renforcer l’attractivité du territoire : le “potentiel humain” d’abord, avec une population jeune et dynamique. Mais aussi un foncier attractif, un territoire qui accueille déjà de nombreuses infrastructures numériques (notamment 50 % des data centers de France métropolitaine) et les sièges sociaux de grands groupes (SNCF, Veolia, Ubisoft, BNP Paribas, etc.) sans oublier une proximité immédiate avec la capitale.

La Seine-Saint-Denis, un gisement de talents 

Malgré une population particulièrement jeune - 36 % des habitants du département ont moins de 25 ans -, la Seine-Saint-Denis fait figure de parent pauvre du numérique. Le double confinement et la crise du Covid-19 ont mis en évidence la fracture qui touche le territoire : manque de compétences numériques, défaut d’équipements, illectronisme corrélé à un taux d’illettrisme et d’échec scolaire particulièrement élevé, selon un rapport du Sénat... À tel point que l’État s’est engagé, début 2022, à financer la formation de 80 conseillers numériques dédiés aux quartiers prioritaires. Un moyen d’urgence pour favoriser l’accès au numérique et développer l’autonomie des Français les plus précaires qui paraît bien faible au regard des besoins. 

“Dire que la Seine-Saint-Denis a des atouts parce qu’il y a plein de jeunes qui vont pouvoir se former rapidement au numérique, c’est une idée reçue” , met en garde Frédéric Bardeau. Le patron de l’école Simplon, qui forme les personnes les plus éloignées de l’emploi aux métiers du numérique, rappelle que “les digital natives, c’est un mirage : ça n’existe pas”. En effet, si une immense majorité de jeunes a grandi avec un smartphone dans la poche, nombre d’entre eux restent exclus du numérique lorsque celui-ci est à vocation professionnelle. Ainsi, 18 % des 15-24 ans se déclarent peu ou pas compétents sur les logiciels de bureautique selon l’Arcep, et un tiers des moins de 30 ans indiquent n’avoir même jamais eu de contact avec les sites des services publics. Frédéric Bardeau le résume ainsi : 

Ils sont ceinture noire de TikTok, mais ne savent pas se servir d’une messagerie professionnelle, par exemple.”

Un obstacle de taille lorsqu’il s’agit de trouver un emploi ou une formation. D’autant plus de la majorité des offres disponibles sur le site de Pôle emploi requiert des compétences numériques, même basiques. “En France, on estime que 17 millions de personnes sont en difficulté avec le numérique et je pense que c’est largement sous-estimé. En Seine-Saint-Denis, ce n’est pas 1 Français sur 5, c’est 3 Français sur 5” , s’alarme-t-il. Une aberration alors que l’Île-de-France compte 65 000 emplois à pourvoir dans les métiers du numérique en 2022, selon la directrice régionale de Pôle emploi, Nadine Crinier. Et autant d’opportunités qui ne pourront pas être saisies.

Faire changer les mentalités

En dehors de la jeunesse des Séquano-Dionysiens - habitants de la Seine-Saint-Denis -, Patrice Anato compte également s’appuyer sur le fort dynamisme entrepreneurial du département. En mai dernier, Emmanuel Macron le présentait comme le département possédant le plus grand nombre de créations de startups par habitants. ”On parle souvent des faits divers, mais la Seine-Saint-Denis a longtemps été le premier département en matière de création d’entreprises. Aujourd’hui, même si on est deuxième, il y a une dynamique économique très importante” , souligne le député. Malgré tout, les chiffres révèlent une cassure entre l’essor économique du territoire et la situation socio-économique des habitants, ce que le dernier rapport de l’Insee qualifie de “découplage”. En cause, des emplois de plus en plus qualifiés dans le secteur tertiaire qui ne profitent pas aux habitants : plus de 70 % d’entre eux sont occupés par des non-résidents. Triste record, il s’agit du taux le plus élevé de France. 

D’où la nécessité d’impliquer les entreprises dans ce projet de transformation du territoire. “On fait beaucoup de choses pour favoriser l’insertion, mais tant que les boîtes ne joueront pas le jeu, on ne pourra pas y arriver”, estime le patron de Simplon qui regrette leur manque d’implication. “Les startups, scaleups et grandes entreprises disent qu’elles se saisissent des questions de diversité et d’inclusion mais, dans les faits, elles y vont modérément.”

Or, pour inciter les entreprises à recruter des talents sur le territoire, le chemin est encore long si l’on en croit Frédéric Bardeau, qui pointe les nombreux stigmates qui pèsent sur les “jeunes, sans emploi et qui ont fait peu d’études”. Et d’ajouter : “La vraie barrière, ce n’est même pas la question du genre, de l’origine ou du lieu d’habitation. C’est le diplôme. Ces jeunes ont beau avoir la niaque, être débrouillards, ils ne rentrent pas dans les cases classiques du geek Bac+5. Donc ils galèrent à trouver une première expérience professionnelle.” Karim, 19 ans, en formation d’administrateur d’infrastructures sécurisées confirme : “Beaucoup d’entreprises nous ferment leurs portes au motif qu’on n’a pas d’expérience professionnelle. Mais ils ne nous laissent pas la chance de l’acquérir !” Grâce à Simplon, il a décroché une alternance et espère que cela facilitera sa recherche d’emploi une fois sa formation terminée. “Une fois qu’ils ont réussi à passer ce cap, on a fait une grosse partie du travail” , reconnaît Frédéric Bardeau

Connecter les acteurs déjà présents sur le territoire 

Qu’est-ce qui différencie cette nouvelle initiative de toutes celles déjà existantes ? Sur le papier, pas grand-chose, répond Frédéric Bardeau, le fondateur de Simplon : “Des initiatives, il y en a toujours eu plein, et il y en aura encore plein d’autres”. Il a pourtant tenu à faire partie des partenaires du Grand numérique. La raison ? La capacité du projet à rassembler “tous les acteurs autour de la table : les gens qui sourcent, les gens qui forment, ceux qui embauchent, les entrepreneurs…” 

Patrice Anato décrit le Grand numérique comme “un catalyseur”. “C’est la première fois qu’il y a un dispositif territorial, à l’échelle départementale, pour réunir toutes les initiatives déjà existantes” , avance l’élu LREM. L’objectif n’est pas de se superposer et de créer de nouveaux dispositifs, mais plutôt de faire le lien entre tous les dispositifs existants. Et de connecter les acteurs qui s’engagent pour l’employabilité des habitants, dont le taux de chômage caracole en tête des classements : associations, organismes de formation, services publics, etc. “Dans ce département, ce qui manque le plus, c’est la collaboration. Il y a plein de gens qui font des choses géniales dans leur coin mais ils ne savent pas ce que font les autres. Voire, il y a des compétitions entre les initiatives” , regrette Frédéric Bardeau. Un point de vue partagé par Saïd Hammouche, le fondateur du cabinet de recrutement Mozaïk RH qui favorise l'inclusion des jeunes de banlieue. “Si on pouvait réussir à travailler tous ensemble, ce serait très utile à cette jeunesse et à ce territoire. Plus on est nombreux à y aller et plus il risque de se passer des choses.”

Faire de la Seine-Saint-Denis une Silicon Valley à la française

Mais pour aller dans le même sens, encore faut-il se mettre d’accord sur le rêve que l’on souhaite partager. Lors de sa présentation, Patrice Anato a réitéré sa volonté de faire de la Seine-Saint-Denis une Silicon Valley “à la française”. Une nuance importante sur laquelle Roxanne Varza, la directrice de Station F, a souhaité insister : “Attention, je ne partage pas l’idée d’une deuxième Silicon Valley, a-t-elle prévenu. Quand on regarde la Silicon Valley d’où je viens, il y a des choses qui ont été créées avec l’écosystème qu’on n’a pas envie de répliquer et d’avoir chez nous.” Elle a, au contraire, insisté sur la nécessité de créer une version plus ouverte et inclusive de la Silicon Valley. “Des initiatives comme le Grand numérique permettent de penser différemment, de faire différemment et d’éviter ces problèmes ici.” Alors que le paradis des startups est régulièrement étrillé pour son manque de diversité et ses scandales sur fond d’escroquerie, la référence paraît quelque peu datée. 

Parmi les jeunes entrepreneurs présents, le projet ne peine pas à convaincre. “Je trouve la ligne portée par le Grand numérique exceptionnelle” , témoigne l’un deux. Mais c’est l’impression d’un “plafonnement de l’ambition dans le 9-3” qui coince. Anthony Munoz Cifuentes a créé la startup Meeriad, à l’origine d’une solution pour aider les entreprises à prendre soin de la santé mentale de leurs collaborateurs, en 2020. S’il salue l’initiative avec enthousiasme, il est exaspéré d’être présenté comme quelqu’un à qui il faut tendre la main. “Les mots qui sont choisis sont assez frustrants”, admet-il. “Il y a plein de talents, il y a plein de potentiel, on est morts de faim ! Mais on est présentés comme les vilains petits canards qu’il faut aider pour leur permettre de travailler.”

Principal point de blocage selon lui, l’absence de role models, levier essentiel de l’ambition chez les plus jeunes. “Moi, je pense qu’on a le même potentiel que quelqu’un qui a grandi dans les beaux quartiers. Mais il faut qu’on nous montre ces gens qui réussissent pour que les autres puissent s’en inspirer.” Surtout, le jeune chef d’entreprise regrette l’absence des principaux concernés au lancement de l’initiative. “On veut essayer de résoudre les problèmes de personnes du 93, mais sans les inviter. Comment peut-on les aider, si on ne les inclut pas ? Si on ne leur demande pas ce qu’elles veulent et ce qui pourrait les aider ?”

Inscrire le projet dans la durée

Dernière difficulté à laquelle le député va devoir se confronter : la capacité à mobiliser sur le long terme. Chargée d’ouvrir la présentation, la ministre déléguée chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances, Élisabeth Moreno, prévient : “Il y a une chose qui est absolument essentielle : c’est d’ancrer sur le long terme. À la place qui est la mienne, je vois des projets qu’on lance avec beaucoup d’envie, beaucoup de motivation et qui disparaissent dans la nature par manque de leadership.” Un défi à quelques semaines de l’élection présidentielle, d’autant plus que le projet est porté par un député de la majorité.

Pour éviter sa mise à l’arrêt en cas d’alternance politique, Patrice Anato a su réunir autour de lui des élus de tous horizons. En témoigne la tribune “Le numérique est notre avenir” publiée dans le Journal du dimanche et signée par 31 élus de la Seine-Saint-Denis. Si les signataires sont, pour la plupart, issus de la majorité, on y trouve des élus de tous bords. “LGN, c’est un projet transpartisan, défend Patrice Anato. Ce soir, dans cet hémicycle, il y avait des maires de droite, de gauche, communistes... Tous ont saisi l’intérêt de se fédérer. Parce que la question de l’inclusion, de l’insertion, du développement économique et du territoire concerne tout le monde, quelle que soit sa sensibilité politique.” Un avantage indéniable pour faire vivre le projet dans la durée. Autre précaution prise par le député LREM : un financement en partie pris en charge par les 70 entreprises partenaires dont le montant reste inconnu, afin de ne pas dépendre entièrement de l’État.

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