Republication du 20 décembre 2021
" J’adore quand on dit que le mouvement créé par Balance Ta Startup est un #MeToo au travail, confie Elise Fabing, avocate associée chez Alkemist Avocats et soutien de BTS, sur lequel elle intervient régulièrement pour distiller des conseils aux salariés. Ce compte Instagram est d’utilité publique ". Créée le 25 décembre 2020, cette page - gérée par une personne qui préfère ne pas dévoiler son identité - se donne pour mission de dénoncer les abus d'entreprises de l’écosystème, à travers des témoignages anonymes d'actuels et ancien·ne·s salarié·e·s.
Si le compte a connu un démarrage plutôt timide lors de son premier mois d’existence, il a été mis sous le feu des projecteurs en janvier 2020 par les dizaines de témoignages de salariées passées par la bijouterie parisienne Lou Yetu, qui dénonçaient des conditions de travail abusives. Le compte voit alors son nombre d’abonnés gonfler, jusqu’à atteindre les 195 000 followers aujourd’hui. Entre-temps, de nombreuses startups connues de l’écosystème ont été épinglées par Balance Ta Startup, à l’image de Doctolib, Lydia, Swile ou encore Too Good To Go.
" Cet engouement pour l’initiative est la preuve même de ce besoin de libération de la parole des salariés dans le monde du travail, poursuit Elise Fabing. Ça a permis à beaucoup d'entre eux de se dire ‘stop, marre de morfler, d’être utilisés et jetés en pâture s’il y a revente’, surtout dans un milieu saupoudré de paillettes et très idéalisé par notre société ".
Très rapidement, le compte dépasse le bouche à oreilles entre salariés pour arriver à la connaissance des fondateurs de startups eux-mêmes. " Dès janvier dernier, plus une startup ou un entrepreneur ne connaissait pas Balance Ta Startup, ajoute Hélène Daher, fondatrice de Daher Avocats, cabinet en droit social qui accompagne les entreprises. Le phénomène existait déjà depuis 10 ans sur Facebook, avec des 'paye ta robe' pour les avocats, des 'paye ta blouse' pour les infirmières et d’autres comptes pour diverses professions. Mais, à l’époque, on ne donnait pas de nom. C’est cette démarche 'name and shame' (montrer du doigt, ndlr) qui a fait la notoriété de tous les comptes 'balance" (balance ton agency, ton cabinet, ta startup...) ".
Mais alors, pourquoi les startups seraient plus enclines que d’autres entreprises à outrepasser le droit du travail avec leurs salariés ? La réponse est simple selon Thierry Romand, avocat associé en droit du travail chez CMS Francis Lefebvre, qui travaille avec certaines d’entre elles : leur identité récente et plus fragile économiquement les expose à davantage de dérives.
" L’univers des startups est, par définition, peu structuré en matière de droit du travail : il n’y a souvent pas de service RH ou il est embryonnaire, un grand impératif d’agilité, et peu de garde-fous… Le risque de dérives managériales est donc plus important que dans des grands groupes, puisque les dirigeants ou le directeur administratif font office de RH. Ils ne considèrent pas le droit du travail comme une priorité dans un contexte où les résultats et la volonté de croissance priment ". Selon Hélène Daher, les fondateurs et dirigeants de startups, souvent jeunes, n’ont aussi " pas connaissance des risques psychosociaux derrière certaines pratiques, et c’est d’ailleurs pour ça qu’un des rôles de notre cabinet est de les y sensibiliser ".
Informer les salariés de leurs droits
Aux yeux d’Elise Fabing, la démarche, même critiquée pour son procédé d'anonymat, a été une véritable bonne nouvelle pour les salariés. " Dans un monde du travail où ces questions sont taboues et où il existe une véritable injonction au bonheur professionnel, Balance Ta Startup a permis à beaucoup de victimes de se sentir moins seules et de s’exprimer ", insiste celle qui, en plus de 10 ans de métier, affirme avoir vu pour la première fois cette année une médiatisation du sujet du harcèlement, des discriminations et dérives au travail, " puisque qu’avant la création de ce compte, la presse ne s’intéressait qu’au pénal en matière de droit ".
Pour l'avocate, ce compte Instagram a le mérite de démocratiser l’accès à l’information et permet aux salariés de mieux connaitre leurs droits. " C’est d’ailleurs pour ça que je fais régulièrement des live sur cette plateforme sur des thématiques précises comme la prise de conscience de se trouver dans une situation toxique ou la négociation d’une rupture conventionnelle par exemple… Les salariés sont trop mal informés et ce genre d’initiative est très riche pour eux ", explique-t-elle. Pour aller plus loin, cette dernière a d’ailleurs récemment publié le " Manuel contre le harcèlement au travail ", un livre dans lequel elle compile et vulgarise toutes ces informations utiles.
Si l’intérêt pédagogique d’un tel compte pour les salariés est net, cela permet-il aux dirigeants et dirigeantes de startups de questionner leurs pratiques et des les changer si besoin ? " Ça reste à prouver ", répond l’associée chez Alkemist Avocats, qui félicite tout de même certaines réactions " très intelligentes " de quelques startups épinglées, à l’image d’Iziwork, qui a tout de suite fait son mea culpa et annoncé des mesures concrètes pour rectifier le tir en interne. " Mais est-ce que ça va au-delà de la déclaration d’intention… Je ne sais pas ", confie-t-elle.
" Les conséquences d’être épinglée sur un tel compte peuvent être dramatiques pour une startup, signale Thierry Romand. Leurs salariés sont jeunes, très présents sur les réseaux sociaux, et donc le risque d’entacher son image est plus grand, surtout dans le contexte de guerre des talents dans lequel se trouve cet écosystème ". Celui qui, parmi sa clientèle, perçoit cette crainte de se retrouver pris dans la tourmente d’un tel bad buzz, observe " une prise de conscience évidente liée au risque d’être épinglé ". Une méthode " efficace " donc, qu’il déplore néanmoins : " l’efficacité n’est pas un argument convaincant, et doit se combiner avec les principes de l’état de droit, incompatibles avec ce système de dénonciation anonyme ".
Par ailleurs, s’ils sont conscients du danger de se retrouver sur ce compte, Thierry Romand n’est pas sur que les dirigeants soient pour autant enclins à anticiper et faire évoluer leurs comportements grâce à cette initiative. " Que leurs pratiques soient bonnes ou mauvaises, les startups ont toutes peur de se retrouver sur le compte, par vengeance ou règlement de compte parfois. Il y a une forme de jeu du hasard, avance l’avocat en droit social. Or, quand les entreprises ont l’impression que la finalité redoutée peut advenir quoi qu’elles fassent, elles ont tendance à se désengager et à vouloir gérer les risques quand ils surviennent plutôt que de les anticiper ".
Inciter les politiciens à s’emparer du sujet
De son côté, Hélène Daher a d’ailleurs construit un support pour ses entreprises clientes, qui porte aussi bien sur la prévention que sur la gestion d'une potentielle crise. " La prévention est évidemment la clé pour éviter de devoir gérer une situation complexe, c’est pour cela que nous donnons une série de conseils pour expliquer à nos clients tout ce qu’ils peuvent d’ores et déjà mettre en place pour éviter tout pointage du doigts, comme le fait d’encourager la parole des salariés ou encore d’agir pour leur bien-être, détaille-t-elle. Mais, il est important de leur expliquer aussi comment réagir à une dénonciation en ligne, puisque ça peut arriver à tout le monde. Là, on s’attache à leur montrer qu’une réaction saine consiste avant tout à répondre, à mener une enquête puis à adresser le problème par des mesures concrètes ".
Si ces ébauches d’actions sont encourageantes, pas de doute pour Elise Fabing, " le rapport de force entre salariés et entreprises sera réellement ré-équilibré le jour où il y aura des changements législatifs concrets ". Son travail de sensibilisation du grand public est d’ailleurs mené en ce sens. " À force de rendre le sujet du droit du travail de plus en plus visible aux yeux de l’opinion publique, j’espère que les candidats à l’élection présidentielle de 2022 n’auront pas d’autre choix que se saisir du sujet et de faire des propositions concrètes pour rétablir la justice sociale dans le monde du travail, conclut-elle. Il est urgent que les politiciens affichent des prises de position claires sur le sujet des violences au travail qui, selon la Dares, concernent 8 millions de personnes ".