Rendu public à l’occasion de la COP26, le World Fund, un nouvel investisseur européen dédié aux Climate Tech, lance un fonds de 350 millions d’euros pour soutenir les entrepreneurs et entrepreneuses dont les entreprises contribuent à lutter contre la crise climatique. Danijel Višević, general partner du World Fund et responsable des investissements chez Ecosia, au sein de laquelle le fonds de capital-risque était incubé, est revenu pour Maddyness sur les ambitions de ce projet et l’importance d’investir plus massivement dans le secteur de la Climate Tech en Europe.
Le changement climatique et le développement durable étaient présentés comme des sujets centraux du Web Summit en 2021. Cela témoigne-t-il du réveil de l’écosystème sur l’importance de ces problématiques ?
Danijel Višević : Je n’ai malheureusement pas vu cette concentration autour du sujet… ou du moins, pas assez. Il suffit de voir tous ces déchets et ces papiers sur le salon ! Si la problématique était vraiment comprise, l’événement aurait été organisé autrement. Mais c’est vrai que le sujet a été bien intégré à la programmation, on le voit à travers la présence d’une green stage par exemple, et ça me réjouit. C’est une tendance, mais j’aimerais que les gens comprennent vraiment ce qu’implique la crise climatique que nous vivons et qu’ils se rendent compte qu’on ne parle pas seulement d’un effet de mode qui passera l’an prochain. On ne peut déjà plus rien faire pour lutter contre le changement climatique jusqu’à 2050, période pendant laquelle notre Terre continuera inextricablement de se réchauffer. On peut simplement essayer d'agir pour limiter ce réchauffement au maximum. Et ce point est crucial parce que si la Terre se réchauffe de plus d'1,5 degré par rapport à l'époque préindustrielle, on verra naître des guerres sans précédent, des famines, des virus… L'humanité est en danger.
Avez-vous l’impression qu’une prise de conscience de la part de la société et des entreprises est tout de même en marche ?
Il s’est passé beaucoup de choses en très peu de temps, et on ne peut d’ailleurs pas comparer le monde d’aujourd’hui avec ce qu’il se faisait il y a encore 2 ans ! 2018 est une année cruciale, on l’a vu avec " Fridays for Future ", cette grève étudiante lancée par Greta Thunberg. Ce mouvement m’a beaucoup influencé. Je travaillais à ce moment-là sur le projet A Ventures, une société de capital-risque purement axée sur le profit. Mais ce mouvement citoyen m’a fait réaliser que je devais dédier ma vie à la lutte contre le changement climatique. Quand on a ce genre de déclic, il n’y a plus de marche arrière possible.
Avec Tim Schumacher, un investisseur d’Ecosia, et Christian Kroll, son PDG, nous avons lu le livre " DrawDown : comment inverser le cours du réchauffement planétaire ", aussi publié en 2018, qui présente des centaines de solutions pour lutter contre le réchauffement climatique. En tant que capitalistes, nous y avons aussi vu une opportunité d’investissements. Les régulations changent, les émissions de dioxyde de carbone vont devenir de plus en plus chères, et toute solution qui aide à décarboner notre monde sont extrêmement prometteuses. Il était donc logique pour nous d’investir dans ces entreprises pour sauver la planète et devenir riches (rires).
C’est donc l’ambition du World Fund, que vous venez de rendre public ?
Avec le World Fund, nous visons à lever 350 millions d’euros. Nous avons commencé à y travailler il y a deux ans, et avons déjà investi dans trois startups depuis le début de l’année. Une quatrième opération est en cours. Ce que nous sommes en train de construire n’est ni plus ni moins que le plus gros fonds européen dédié à la Climate Tech. Nous voulons investir uniquement dans des startups qui ont la capacité d’économiser au moins cent mégatonnes de CO2 par an. Cet objectif est ambitieux mais il nous aide à prioriser et être sélectifs dans nos investissements. 95% de toutes les startups dites " green " se présentent comme des technologies climatiques ou vertes alors qu'elles ne le sont pas vraiment.
Concrètement, quelle méthode adoptez-vous pour distinguer les startups opportunistes qui font dans le green washing des solutions sérieuses avec un réel impact ?
On a longtemps réfléchi à cette question. C’est pour ça qu’on a développé une méthodologie, l’évaluation CPP (Climate performance potential), qui repose sur différents critères précis et mesurables. Cet indicateur évalue ainsi le potentiel de réduction des émissions de gaz à effet de serre de chaque entreprise, pour atteindre l’objectif des 100 mégatonnes de CO2 économisé chaque année. Pour nous, seulement certains secteurs sont capables d’avoir un tel potentiel : l’alimentation via les protéines alternatives, l’énergie à travers les solutions de stockage et infrastructures de recharge intelligentes, mais aussi l’industrie, le bâtiment, la construction, le transport et la logistique.
Pouvez-vous nous parler de vos premiers investissements avec le World Fund ?
Les startups qu'on soutient relèvent toutes de la science dure. Nous avons notamment investi dans Juicy Marbles, qui développe des steaks à base de plantes. Si vous ne savez pas que ce n’est pas de la viande, vous pensez que le produit fini en est. Nous ne soutenons pas des solutions qui veulent rééduquer les gens en disant " manger de la viande, c’est mal ". Nous voulons aider Juicy Marbles parce qu’ils proposent un produit qui a meilleur goût, qui est moins cher, et plus sain pour vous, donc automatiquement, même si vous ne vous souciez pas de la planète, vous mangerez cela plutôt qu'une vraie viande. C'est comme ça que nous pourrons résoudre la crise climatique.
Nous avons aussi investi dans une startup slovénienne, QOA, qui repose sur une expertise de chimistes et de biologistes. Cette entreprise a réussi à reproduire des fèves de cacao en laboratoire. Et cela peut avoir des impacts incroyables puisque cette industrie abat massivement des arbres et des forêts tropicales entières pour planter des fèves en monoculture, tout cela en faisant parfois travailler des enfants. Donc si demain nous pouvons vendre à Nestlé et aux autres grands producteurs de chocolat un produit moins cher et avec le même gout que les fèves actuelles, l’impact serait énorme.
Les engagements politiques de la COP26 sont souvent considérés comme trop timides pour changer de paradigme. Quel est le rôle des entreprises dans cette lutte contre le réchauffement climatique?
Nous avons expressément dévoilé notre fonds juste avant la COP26. L’idée est de montrer, à la société et aux politiciens, qu’il existe des solutions très prometteuses, des entrepreneurs et entrepreneuses qui changent vraiment les choses sur le terrain. Nous ne voulons pas montrer du doigt, mais inspirer. Le genre humain ne change pas en étant acculé, ou parce qu’on lui signale qu’il se comporte mal. Notre parti pris est de montrer des exemples d’innovations qui puissent donner de l’espoir et l’envie de s’engager aux autres.
Dans cette course aux innovations dans la Climate Tech, est-ce que l’Europe a, cette fois-ci, une chance de devenir leader ou sera-t-elle, encore une fois, dépassée par l’Amérique ou l’Asie par exemple?
Nous sommes à la pointe de la technologie climatique, mais nous n’investissons pas dans les startups du secteur… C’est cet énorme écart que nous essayons de combler avec notre fonds. Nous investissons plus que tout autre continent dans la R&D de la Climate Tech, à coups de centaines de milliards : rien que le fonds Horizon 2020 de la Commission européenne accorde 33 milliards d’euros à la recherche liée au climat. L’Union européenne dédie un budget de 2 000 milliards d’euros entre 2021 et 2027 à la lutte contre le réchauffement. 28% de tous les brevets de technologies climatiques viennent d’Europe. Si vous additionnez le nombre de startups américaines et asiatiques, elles restent encore moins nombreuses que les startups européennes de la Climate Tech.
Et pourtant, l’Amérique du Nord et la Chine investissent bien plus dans ces solutions qu’en Europe… C’est pour ça que je crains que les autres continents aillent encore une fois plus vite que nous. On investit massivement dans la recherche et le développement, on fait fonctionner nos technologies, qui se font ensuite racheter par les Etats-Unis… Merci, au revoir. Même si, au fond, ce qui compte reste de créer les meilleures entreprises pour inverser le réchauffement climatique, il serait dommage que l’Europe passe à côté de cette opportunité.