Cet article est republié à partir de The Conversation France
Première cryptomonnaie d’envergure, le bitcoin a été créé par un groupe anonyme de développeurs en 2008. En raison de sa nature décentralisée et des profits colossaux qu’il a rapidement générés, l’attention que lui portent les médias, les universitaires et les praticiens n’a cessé de croître ces dernières années.
Pourquoi le bitcoin semble-t-il aussi attractif ? Plusieurs arguments peuvent être avancés. D’abord, le bitcoin et, de manière plus générale les cryptomonnaies, restent des actifs purement spéculatifs sans rémunération ni ancrage fondamental. Les gains à l’achat ne reposent ici que sur la perspective de plus-value de cessions, exacerbant ainsi les dynamiques autoréférentielles propres au fonctionnement des marchés financiers. Avec un tel actif à leur disposition, les investisseurs ont été naturellement attirés par les possibilités de rendements hors normes, à deux, voire trois chiffres, et par l’avantage d’enrichir leurs portefeuilles.
Deuxième argument, la cryptomonnaie a rapidement fait l’objet d’un processus de légalisation. Certains pays comme l’Allemagne, le Japon, la Corée du Sud, etc. ont finalement validé le statut légal du bitcoin et d’autres l’ont même adopté comme monnaie de référence.
Enfin, le secteur privé est entré dans la partie. De nombreuses entreprises célèbres telles que Microsoft, Dell, Enercity, et récemment Tesla, ont accepté les transactions en bitcoin. Un nombre croissant de banques centrales sont aujourd’hui enthousiastes à l’idée d’employer des cryptomonnaies. Certaines bourses ont même introduit des contrats à terme sur le bitcoin, comme le Nasdaq, le Chicago Mercantile Exchange et la bourse de Tokyo.
Lorsque le bitcoin avait fait irruption en 2009, les premiers détenteurs l’avaient vanté comme un moyen sûr, décentralisé et anonyme d’effectuer des transactions en dehors du système financier traditionnel. Les cryptomonnaies et leurs plates-formes de transaction se sont alors répandues comme une traînée de poudre.
De l'euphorie à la défiance
Avec le bitcoin, fini les rigidités des monnaies centrales et les préoccupations suscitées par la liquidité des marchés. Enfin était venu le temps d’une monnaie littéralement extraite des déterminants de l’économie réelle.
Conséquence moins avouable, les criminels, qui opèrent souvent dans les recoins cachés de l’Internet, ont aussi afflué vers le bitcoin pour accélérer les volumes de leurs affaires illicites, en bénéficiant d’un parfait anonymat (du moins le croyaient-ils). La monnaie numérique est ainsi rapidement devenue aussi populaire auprès des trafiquants de drogue et des fraudeurs fiscaux que des libertaires.
Dans ces conditions, entre une offre connue et limitée (le nombre total de bitcoins en circulation ne dépassera jamais 21 millions d'unités) et une demande, certes fluctuante, mais sans cesse croissante, tout prédisposait au déclenchement d’une dynamique spéculative incontrôlable et, potentiellement, à la croissance durable et sans bornes du prix du bitcoin.
Si l’on revient sur la décennie qui vient de s’écouler, on s’aperçoit que le cours du bitcoin est ainsi passé de près de zéro à environ 20 000 dollars entre 2009 et décembre 2017, puis, après un premier ajustement en 2018, de moins de 6 000 dollars en juin 2018 à pratiquement 65 000 en avril 2021, avec parfois des hausses quotidiennes de plus de 10 %. Ces trajectoires exceptionnelles et sans précédent et l’extrême volatilité qui les ont accompagnées ont considérablement accru les appétits.
Pour autant, les causes provoquant toujours les mêmes effets dans un monde marqué par l’instabilité intrinsèque de la finance, les bulles successives des cryptomonnaies se sont évidemment retournées.
Pour la dernière en date, de loin la plus significative, le cours du bitcoin a été brutalement divisé par deux entre mi-avril et juin 2021. Il est passé alors sous la barre des 30 000 dollars pour la première fois depuis janvier après une terrifiante semaine, au cours de laquelle la cryptomonnaie a perdu près de 30 % de sa valeur. Il a suffi pour cela que des dirigeants d’entreprises (à l’instar de celui du patron de Tesla, Elon Musk) ou d’autres responsables politiques lancent une série de tweets menaçant le bitcoin pour déclencher une chute libre.
Cette baisse est par ailleurs intervenue alors que la Chine intensifie sa répression contre le bitcoin, considéré comme une cryptomonnaie non endogène. Le gouvernement chinois, espérant accroître son contrôle des flux de capitaux dans le pays, a méticuleusement préparé l’éviction du bitcoin et d’autres cryptomonnaies, engendrant un cataclysme sur les prix.
Traduction de cette volonté politique, l’activité de traitement sur le réseau bitcoin, connue sous le nom de " hashrate ", une mesure de la puissance de calcul consacrée au traitement de la cryptomonnaie, a nettement diminué. Et la banque centrale chinoise a déclaré récemment qu’elle avait convoqué les banques et les fintech, les start-up de la finance, pour leur rappeler que le commerce de cryptomonnaies dans le pays était désormais interdit.
Émotions collectives
Cet épisode montre que les marchés des cryptomonnaies apparaissent de plus en plus sensibles à des chocs inattendus et à des changements d’états émotionnels, ce qui se traduit généralement par des changements brutaux dans la volatilité des prix de marché. Une des méthodes pour tenter de comprendre l’évolution de cette instabilité vise à cerner les sentiments qui s’emparent des investisseurs.
À cet égard, il est intéressant d’étudier l’évolution d’un indice comme le fear and greed Index. Cet indice fournit en effet des indications précieuses sur la dynamique de la volatilité du bitcoin. Il agrège un certain nombre d’informations sur les sentiments des marchés des cryptomonnaies et compile chaque jour un résultat compris entre 0 (peur extrême) et 100 (avidité extrême).
Le suivi attentif de cet indicateur composite, qui fait l’objet de notre dernier Working paper (à paraître) permet de traquer les évolutions possibles de la volatilité du bitcoin et d’anticiper d’éventuels retournements de prix. Il permet surtout de voir à quel point, en l’absence de valeur d’ancrage basée sur des fondamentaux économiques, les dynamiques de prix du bitcoin sont régies par des logiques autoréférentielles déstabilisantes.
Nos analyses des interactions entre les émotions collectives et la volatilité du bitcoin confirment des effets de " lead-lags " actifs, qui s’observent lorsque la valeur d’un actif en influence d’autres. Cette force de rappel exercée par les émotions est plus significative quand l’on s’intéresse à cette interaction entre le bitcoin et le sentiment dans les temps de la Covid-19.
Peut-on alors considérer les crises du bitcoin comme des accidents de parcours consécutifs à l’hypersensibilité des investisseurs aux émotions collectives et aux sentiments de marché ? Une hypothèse de travail consiste en effet à penser que les épisodes de forte volatilité, de bulles et de crises vont progressivement s’atténuer sur les cryptomonnaies, à mesure que les investisseurs gagneront en maturité et contribueront à stabiliser le marché.
Instabilité intrinsèque
Récemment, deux chercheurs chinois font apparaître un tout autre scénario. En effet, ces auteurs ont identifié et caractérisé de nombreux épisodes de bulles et krachs successifs sur le marché du bitcoin entre 2011 et 2019. Ils ont également montré que la durée de ces krachs et l’intervalle de temps qui les sépare peuvent être très courts et que, contre toute attente, le nombre de krachs augmente au fur et à mesure que la hausse tendancielle du prix du bitcoin se déploie à long terme.
Ainsi, à l’instar de l’ensemble des actifs faisant l’objet d’une cotation en continu sur un marché, la forte volatilité dont souffrent les cryptomonnaies semble être la conséquence inévitable d’une instabilité intrinsèque des marchés financiers comme régime structurel, une instabilité galopante produite par les structures mêmes de la finance déréglementée.
L’effondrement actuel du prix du bitcoin, à la hauteur de l’ampleur de la hausse vertigineuse qui l’a précédée, marquera-t-il l’anéantissement définitif du rêve d’une monnaie virtuelle définitivement libérée du carcan des États-nations ou ne sera-t-il que le prélude à un nouvel épisode spéculatif de grande ampleur ?
David Bourghelle, Maître de conférences, Université de Lille; Fredj Jawadi, Professeur des Universités, Université de Lille et Philippe Rozin, Maître de conférences, Université de Lille