Republication d'un article du 23 juin 2021
En moyenne, 28% des ingénieurs dans le monde sont des femmes, selon le rapport de l’Unesco intitulé "La course contre la montre pour un développement plus intelligent" . Si l’Algérie est en pôle position avec 48,5% de femmes occupant un poste d'ingénieure, la France obtient un résultat bien plus faible, avec seulement 26,1%, et donc toujours une écrasante majorité d’hommes dans ce métier.
En ce 23 juin, journée internationale des femmes ingénieures, trois d’entre elles, toutes spécialisées dans le secteur de la tech, sont revenues pour Maddyness sur leurs choix, leur parcours, leurs difficultés et les enjeux de la place des femmes dans ce secteur.
Juliette Tisseyre, ingénieure informatique chez Deepomatic
"J’ai toujours été intéressée par les sciences, donc j’ai su dès le collège que je voulais devenir ingénieure. Comme j’aimais les ordinateurs, je me suis spécialisée dans l’informatique. Mon père étant lui-même ingénieur, il m’a vite parlé de son métier et c’est apparu comme une évidence pour moi. J’ai eu beaucoup de chance grâce à mon entourage qui m’a poussée, parce que je ne suis pas sûre que cette option m’aurait été proposée sinon.
Dans mon école (EPITA, ndlr), qui était très technique, on devait être 10 ou 15% de femmes seulement… Et beaucoup ont abandonné dès les premières années d’études parce qu’il faut subir les mentalités et l’environnement qui peut s’avérer parfois toxique. Comme j’avais des centres d’intérêt stéréotypés masculins, ça m’a aidé à me fondre dans la masse. Mais si on n’a pas une grande passion pour cette profession en tant que femme, c’est très dur de rester dans le secteur de l’ingénierie informatique.
Par défaut, j’ai le sentiment qu’on considère qu’on ne mérite pas notre place, et on doit donc constamment prouver qu’on est compétente et légitime. Pendant mes études, je me suis confrontée à de gros freins. J’étais notamment investie dans la vie associative de l’école et j’ai donné des cours dans les promotions du dessous, sauf que tout est fait pour que les boy’s clubs persistent, et il est très dur de se faire entendre, d’avoir une autorité dans ces contextes.
J’ai moins souffert de ça dans le cadre professionnel parce que, cette fois, intégrer une entreprise qui agit pour la diversité et la parité était un sérieux critère de sélection pour moi. Il n’empêche que j’ai connu des expériences discriminantes. Dans la première entreprise pour laquelle je travaillais, on s’est rendu compte avec une collègue que, quand le manager procédait à la répartition des tâches, il nous donnait toujours les moins techniques, alors même qu’on avait les mêmes compétences que tout le monde ! Maintenant, je suis donc la rabat-joie qui dit 'et les filles? ' , quand un collègue balance un 'salut les gars ! ' .
Dans ce combat pour améliorer l’égalité femmes-hommes, il faut trouver un équilibre entre son engagement et celui des hommes. Nous sommes déjà la minorité lésée, alors si en plus on doit prendre du temps gratuitement pour agir, c’est la double peine, parce qu’on a la même dose de travail que tout le monde à côté de ça. Je suis payée pour développer des services informatiques, pas pour promouvoir la diversité.
"Je suis payée pour développer des services informatiques, pas pour promouvoir la diversité"
J’essaie donc de déléguer ces initiatives pour une plus grande équité entre femmes et hommes ingénieurs. Il y a de gros sujets. Par exemple, en ce moment, on recrute beaucoup chez Deepomatic, alors il faut se questionner sur les méthodes pour rédiger une annonce qui ne freine pas certaines candidatures féminines qui ne se retrouvent pas dans le vocabulaire employé par exemple, ou encore la mise en avant de certains avantages comme le congé paternité.
Je vois les choses évoluer : l’enjeu est maintenant pris au sérieux et plus seulement considéré comme un caprice. Avant, on me disait tout le temps que j’exagérais, que je n’étais pas mal lotie et qu’il y avait pire dans d’autres pays… On est maintenant plus légitime à parler de ces sujets. Cela n’empêche pas certains comportements classiques comme le fait qu’on me coupe plus souvent la parole en réunion. J’ai aussi remarqué que je faisais du mimétisme en prenant une voix plus grave en meeting.
Faire entrer des femmes dans le milieu est une chose, mais il faut aussi pouvoir les garder. On doit créer des environnements où tout le monde puisse s’épanouir. C’est surtout vrai dans le milieu de la tech, avec un esprit startup prégnant où il est valorisé de ne pas compter ses heures, mais cela exclu dans la pratique des femmes qui vont devoir sacrifier leur carrière quand elles auront des enfants. Je connais peu de femmes ingénieures dans la tech qui a des enfants, et ce n’est pas pour rien : il faut une meilleure balance vie professionnelle - vie personnelle.
Heureusement, de plus en plus de communautés, comme 50inTech, rassemblent les femmes dans la tech. C’est riche, et encore plus pour les petites entreprises dans lesquelles on n’est vraiment pas nombreuses car ça permet de rencontrer d’autres femmes, de discuter des difficultés rencontrées… C’est ce partage de connaissances qui fera aussi avancer les entreprises dans le bon sens, même s’il est encore important de porter tous ces problèmes sur la scène publique, pour que, quand j’arrive en conférence, on arrête de me considérer comme la commerciale ou la chargée de marketing, mais comme l’ingénieure que je suis."
Aurore Malherbes, CTO de Padok
"Je viens d’un milieu scientifique, avec un père informaticien et une mère chimiste. En plus de cela, sans même s'en rendre compte mes parents m'ont donné une éducation non genrée, et je jouais autant avec des legos qu’avec des poupées Barbie. Je me suis donc tournée vers l’ingénierie sans trop me poser de questions. Je me suis spécialisée dans le développement informatique ensuite parce que cela me permettait de vraiment construire quelque chose de mes mains.
Je n’ai pas le sentiment d’avoir rencontré de freins extérieurs dans mon éducation ou ma carrière. Être une femme m’a même parfois été bénéfique parce que j’étais plus visible parmi beaucoup d’hommes. Mes freins ont plutôt été intérieurs, j'ai souvent eu du mal à être ambitieuse quand je me lançais dans un nouveau projet par peur de l'échec. Par exemple, j'ai refusé de m’inscrire à Centrale Paris, par peur de ne pas être à la hauteur. Ma prof de maths a appelé mes parents pour nous convaincre que c’était une bêtise de passer à côté de cette opportunité, et elle a eu raison parce que j’en suis sortie diplômée quelques années plus tard.
J’ai d’abord travaillé chez Theodo, une société de conseil et de réalisation d'applications web en sortie d’études, qui est aussi à l’origine du startup studio M33. Après deux ans d'expérience chez Bam, une entreprise du même groupe, j’ai saisi l’occasion entrepreneuriale que représentait M33 et j'ai fondé Padok avec mon associé Clément David, en 2018. En me lançant dans l’aventure entrepreneuriale, j'ai vécu encore un de ces moments où j'ai dû accepter la possibilité de l'échec et oser, et finalement, en trois ans, nous arrivons à 50 collaborateurs, trois millions de chiffre d’affaires l’an dernier et on en vise six cette année.
Une conférence TED de Reshma Saujani, fondatrice de l’association Girls Who Code , m’a marqué car elle m'a permis de voir les freins que je me mettais et de les comprendre. Elle y explique qu’on apprend aux garçons à être courageux, à tenter des choses, alors qu’une fille va plutôt apprendre à faire les choses parfaitement, ou à ne pas faire du tout. Dans les cours de code notamment, les filles préfèrent donc ne rien montrer plutôt qu’un essai qui ne fonctionne pas, parce qu'elles veulent être jugées sur un travail parfait. Tout cela est à faire évoluer.
" Quand les premiers PC sont sortis et que l’informatique est devenu accessible au sein des foyers, tout a été publicité et étiqueté comme des activités de garçons "
Il y a un autre élément marquant dans mon parcours : je n’ai pas un profil de Geek. Je n’ai jamais eu de Gameboy et, quand j’étais petite, je jouais au jeu vidéo "Aventures de l’oncle Ernest" … On est loin du jeu d’initiés. Quand les premiers PC sont sortis et que l’informatique est devenu accessible au sein des foyers, tout a été marketé et étiqueté comme des activités de garçons. Avant les études, ils construisent donc souvent de fait un bagage plus tech que celui des filles, et ça a pu alimenter mon manque de légitimité. Personnellement, j’avais peur de me retrouver avec des gens qui allaient avoir un bagage plus important que moi.
Il y a cinq ou dix ans, être une femme ingénieure dans la tech était beaucoup plus dur qu’aujourd’hui. Dans ma promotion à Centrale, nous étions deux ou trois sur quinze à avoir choisi le parcours de développeur. Aujourd’hui, j’en vois beaucoup plus dans ces spécialités. Mais, encore aujourd’hui, la seule rôle model à qui on pense est Sheryl Sandberg, et ce n’est pas un profil tech… Même s’il faut faire attention avec les modèles, parce qu’on ne veut pas forcément toutes devenir des superwomen, mais simplement des bonnes développeuses, des architectes et des directrices techniques.
Le mentoring peut-être une bonne solution pour encourager ça. C’est pour ça qu’on a lancé des programmes de mentoring pour les salariées du startup studio M33. On ne veut pas être un bureau des pleurs ou une zone de discussion uniquement, mais aider les femmes qu’on accompagne à lever leurs freins et à prendre confiance en elles.
Lindsay Katsongeri, Senior Data Analyst chez Revolut
"Quand je me suis formée pour devenir ingénieure informatique, nous étions 20% de femmes dans mon école, et c’est déjà pas mal par rapport à d’autres formations. J’étais attirée par une spécialisation aujourd’hui encore très masculine puisque je voulais m’orienter vers des problématiques très techniques, comme la cybersécurité, le développement, la cryptographie…
Je travaille depuis deux ans chez Revolut où un vrai effort est fait, puisque parmi les data scientists, la moitié des seniors sont des femmes. Ce qui pose problème selon moi dans le monde de l’ingénierie en général, c’est la représentation des femmes dans le milieu. D’un point de vue pop culture, tout le monde connait Elon Musk, même mes parents ! Et, s’il existe des femmes dans la recherche cyber, la physique quantique etc., elle ne sont pas présentes dans la culture générale des gens, et c’est là que se creuse l’écart.
"Ce qui me fait peur, c’est qu’à force de répéter que les femmes se confrontent à des barrières, est-ce que cela ne leur en crée par encore plus à surmonter ? "
Chez Revolut, on essaie donc de rendre visible les femmes. Par exemple, pour la semaine de la femme ingénieure, on invite des chercheuses dans plusieurs secteurs de l’ingénierie informatique pour qu’elles présentent leur sujet d’expertise aux salariés. Il faut montrer qu’elles existent et leur donner cette opportunité d’être visible. Pour leur permettre d’évoluer rapidement, l’entreprise a aussi développé le programme "Women in Leadership" , dans lequel le but est de repérer les salariées junior et les accompagner pour les guider vers des postes de direction.
Ce qui me fait peur, c’est qu’à force de répéter que les femmes se confrontent à des barrières, est-ce que cela ne leur en crée par encore plus à surmonter ? Ces questions se jouent très tôt dans la vie, avant le lycée. En termes d’éducation, il faut des initiatives pour apprendre aux filles à coder et les inciter à aller vers ces métiers techniques sans crainte. J’ai eu la chance de grandir entourée d’un groupe d’amis passionné de World of Warcraft, de jeux vidéos, avec qui on aimait bidouiller de l’informatique, et le fait que je sois une fille n’était pas une question.
C’est comme ça que je suis passée d’une envie de m’orienter vers la sciences politiques à celle de faire de l’algorithmie. Mais tout le monde n’a pas cette chance. Toute initiative est bonne à prendre pour accompagner les filles et les femmes qui veulent se lancer et qui n’ont pas la chance d’avoir un entourage pour les pousser."