Décryptage par Héloïse Pons et Anne Taffin
18 novembre 2021
18 novembre 2021
Temps de lecture : 11 minutes
11 min
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Pourquoi Montréal attire les talents français du jeu video

Difficile de parler de l’univers du jeu vidéo en France sans évoquer Ubisoft et ses filiales québecoises. Une présence qui va encore s'accroître avec la création d'un quatrième studio au Québec et un plan d'investissement de 650 millions d'euros d'ici à 2030. De quoi donner envie aux professionnels français du jeu video de s'expatrier.
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Mise à jour d'un article publié le 31 mai 2021

Si l’implantation d’Ubisoft au Québec en 1997 a contribué à l’essor de la région au cours des 15 ans qui ont suivi, ce n’est clairement pas la seule raison qui a poussé et pousse encore les entreprises du secteur à s’y bousculer. En quelques décennies, la région a réussi à attirer et construire tout un écosystème autour de l’univers du jeu vidéo, faisant de Montréal un centre névralgique dans ce secteur. Plusieurs succès mondiaux comme Assassin’s Creed Origins, d’Ubisoft, Batman Origins, de Warner Bros Games ou encore Deus Ex et Rise of the Tomb Raider, d’Eidos ont d’ailleurs été créés sur place. 

En plus des studios d'Ubisoft, EA, WB Games, Eidos, Epic Games, Gameloft ou Take-Two - plus de 200 au total - la région du Grand Québec recense tous les services et produits liés à cet univers : sonorisation, assurance qualité, expérience client, analyse des données, édition, localisation…Sans compter ses expertises en matière d’intelligence artificielle et d’art numérique qui intéressent de plus en plus les créateurs de jeux vidéo, prêts à tout pour rendre leurs produits plus réalistes et plus engageants. 

Les entreprises n’ont qu’à traverser la rue pour trouver leurs futurs fournisseurs, collaborateurs ou partenaires. 

Les pouvoirs publics, premier soutien du secteur  

Le développement d’un tel écosystème n’est pas le fruit du hasard, bien au contraire. Les pouvoirs publics ont très tôt commencé à contribuer à son essor. Pour attirer les studios et les talents, la province du Québec a choisi de cibler le portefeuille des entreprises en mettant en place un crédit d’impôt dès les années 1990. Toujours d’actualité, celui-ci permet aux entreprises de bénéficier d’une réduction de 37,5 % sur certaines de leurs dépenses, si le titre multimédia est disponible en version française. Dans le cas contraire, le taux du crédit tombe en dessous des 30 % selon l’étude réalisée par l’agence de promotion économique du Grand Montréal, Montréal International.

Les dépenses admissibles touchent à la fois le traitement des salaires, les montants versés à un sous-traitant, les dépenses d’exploitation mais aussi celles liées à la formation. Et ces dernières sont essentielles car les compétences évoluent rapidement dans le secteur et il est essentiel de faire monter les salariés en compétence. D’après les calculs de Montréal International, les entreprises pourraient ainsi réduire leurs factures de plusieurs dizaines voire centaines de milliers de dollars canadiens. Sans compter que les salaires à Montréal sont un peu moins élevés qu’à Toronto ou Vancouver, rendant la ville plus attractive pour les entreprises par rapport à ces deux métropoles.

15 000 travailleurs dans le seul secteur du jeu vidéo

"Le Québec soutient véritablement les studios et les incitent à s’installer dans des villes comme Chicoutimi alors que ce sont des lieux dans lesquels ils ne seraient jamais venus ouvrir une structure" , estime Yann Jauffret, modérateur de recherche chez Ubisoft à Montréal. Un rapide coup d’oeil sur le nombre d’acteurs qui se sont implantés dans la région au cours des dix dernières années révèle une forte croissance depuis 2016. Malgré la pandémie, l'éditeur de jeux vidéo Amber a même installé un nouveau studio dans la région en novembre 2020.

Pour faire vivre ces organisations, il faut bien des forces vives. En plus du foisonnement de formations offertes dans les universités de la région, certaines procédures d’expatriation ont été assouplies pour favoriser la mobilité internationale alors que le pays fait plutôt preuve de réserve pour délivrer des visas de travail. "Les frais de déménagement sont aussi payés pour faciliter l’arrivée des talents étrangers. En contrepartie, il faut travailler au minimum 18 mois dans l’entreprise" , confie également Mélissa Canseliet, chercheuse en neuroscience et actuellement cheffe de projet expérience client chez Ubisoft Montréal. Résultat : le Grand Montréal comptabilise 15 000 travailleurs dans le seul secteur du jeu vidéo.

Un chiffre impressionnant. Maddyness a cherché à comprendre les raisons de cette attractivité en interrogeant plusieurs Français et Françaises qui ont choisi de traverser l'Atlantique.

Des opportunités d’évolution sans commune mesure

Yann Jauffret est actuellement modérateur de recherche chez Ubisoft à Montréal. Ironie de son histoire, avant de rejoindre le Québec, il avait déjà postulé à maintes reprises au sein d'Ubisoft... en France. Sans succès. "Contrairement à la France, à Montréal, les studios laissent leur chance aux jeunes motivés qui n’ont pas forcément d’expérience dans le secteur ou même de diplôme en lien avec le jeu vidéo. Il suffit de montrer sa détermination"  . Le Français a ainsi d’abord commencé en tant que testeur de jeux vidéo, "la plus grosse porte d’entrée des studios" , aux côtés d’autres personnes, à peine majeures, qui rêvaient de travailler dans cette industrie. "Ici, c’est la motivation qui compte, alors qu’en France, on n’aurait jamais embauché quelqu’un sans diplôme ou expérience professionnelle" , regrette l’employé d’Ubisoft, qui pense aussi que beaucoup de Français passent d’Ubisoft France à Montréal "parce que c’est là que sont édités les meilleurs jeux".

"Je suis passé de celui qui envoie des candidatures sans réponse en France au professionnel démarché sur LinkedIn à Montréal" 

Après avoir mis un pied dans le secteur, l'écosystème de Montréal offrirait également davantage d'opportunités d’évolution, un autre facteur dans le choix de s’expatrier. "Il est beaucoup plus facile de gravir les échelons ici, assure Chris Abbey, qui travaille dans le secteur du contrôle qualité dans le studio GlobalStep. Beaucoup de gens s’expatrient parce qu’ils savent qu’ils pourront ici atteindre des jobs et niveaux de responsabilité qu’ils n’auraient pas pu atteindre en France" . Une vision partagée par Yann Jauffret, qui affirme avoir vu son poste évoluer tous les ans depuis qu’il est arrivé au Canada, en 2019. 

Une concurrence salvatrice

Le salarié d’Ubisoft salue aussi le mouvement des talents entre les différents studios centralisés à Montréal, qui permettent de dégager continuellement de nouvelles opportunités. "En France, si tu trouves un job, tu le gardes, alors qu’ici, les talents bougent beaucoup plus de studios en studios parce qu’il existe une grande concurrence entre les boîtes pour capter les gens" , explique-t-il. "Sans roulement, pas d’opportunités, et c’est le cas à Paris. Je suis passé de celui qui envoie des candidatures sans réponse en France au professionnel démarché sur LinkedIn à Montréal" .  

Même son de cloche pour Mélissa Canseliet. "Cet écosystème offre beaucoup plus d’opportunités de partir voir ailleurs, revenir, changer de job et de studio, découvrir de nouvelles missions… " , précise celle qui a été démarchée par Ubisoft, pour qui elle avait déjà travaillé en France auparavant. "Ça crée une guerre des talents et les studios sont donc obligés de les choyer pour qu’ils restent… C’est un cercle vertueux. Au-delà de cette question, l’ADN très tech de ce territoire permet de s’ouvrir à de nombreuses et nouvelles expériences professionnelles" 

Un équilibre vie pro-vie perso inégalé 

Si l’aspect professionnel est la raison majeure de l’expatriation des talents de l’industrie du jeu vidéo vers Montréal, le choix de se tourner vers une meilleure qualité de vie a nettement pesé dans la balance pour les expatriés interrogés. Le pouvoir d'achat est en faveur des expatriés. "À Montréal, les salaires sont élevés par rapport au prix de la vie, l’immobilier est moins cher qu’à Paris et j’ai par exemple pu trouver un appartement au prix et à la taille que je désirais, alors que c’est mission impossible là-bas" . Le départ de Chris Abbey a aussi été motivé par l’envie de "fuir le stress de la vie parisienne pour me tourner vers un mode de vie plus relax, ce que j’ai trouvé à Montréal" , confie t-il.

"Le style de vie d’ici me correspond beaucoup plus, notamment sur les horaires de travail et l’équilibre entre vie privée et professionnelle… À Montréal, personne ne te demandera si tu as pris ton après-midi quand tu pars à 17h, tant que le travail est fait. C’est un bonheur pour moi qui ai une petite fille, avec qui je peux passer beaucoup plus de temps grâce à ce rythme" , ajoute Mélissa Canseliet, en ajoutant que ce pays nord-américain accorde également un congé parental de 14 mois, distribué entre le père et la mère. 

Pour Yann Jauffret, pas de doute, la France se tire une balle dans le pied sur cette problématique de qualité de vie en centralisant tous les gros studios à Paris. D’après le baromètre 2019 du Syndicat des jeux vidéos, plus de 41,5% des studios se situent, en effet, dans la capitale. Ce qui réduit les offres pour ceux qui aspirent à une vie hors d’une grande métropole. "La seule industrie qu’on a exporté en France, c’est l’aéronautique à Toulouse. Mais on aurait tout à gagner dans le jeu vidéo à créer de nouveaux hubs, à Lyon par exemple. Délocaliser les studios dans des plus petites villes, plus abordables et agréables au quotidien serait un bon début pour attirer de nouveaux talents" , estime celui qui dit pouvoir rentrer en France le jour où il y trouvera une opportunité équivalente et dans une ville près de la mer, comme Bordeaux.

Enfin, la bonne surprise de Mélissa Canseliet quand elle a commencé à travailler au Canada est la culture plus ouverte et établie en matière d’inclusion et de diversité. "Plus je m’intéresse à la culture locale, plus je me rends compte du décalage sur les questions de diversité entre l’Amérique du Nord et la France… Il y a une vraie culture de l’égalité hommes-femmes et beaucoup plus de diversité ethnique, et ça se ressent au quotidien. Ce sont des sujets dont on parle ouvertement dans le contexte professionnel et cela crée un écosystème avec davantage de sécurité." 

Les écoles françaises poussent aussi cette internationalisation 

Au Cnam-Enjmin, au sein de l’école Bellecour ou de l’Université Lyon 2, pas question de parler de "fuite des talents". L'expression effraie. On préfère évoquer la nécessité de s’internationaliser... "De plus en plus d’écoles ont ouvert des campus à l’étranger" , constate Julien Villedieu, délégué général du Syndicat national du jeu vidéo. Le Cnam-Enjmin a réalisé plusieurs partenariats avec des écoles au Mexique, en Uruguay ou encore en Afrique du Sud ou au Canada dans le but "de favoriser les échanges et le mélange de culture, nécessaire au développement de la créativité" , détaille Axel Buendia, directeur du Cnam-Enjmin qui reconnaît “encourager les partages et les échanges partout dans le monde”. ISART Digital a également choisi d’ouvrir un campus au Canada, dans la région du Grand Montréal. 

De son côté, Nicolas Sanchez, directeur général de l'École Bellecour, remarque "une croissance de l’intérêt des entreprises étrangères qui demandent à être jury de leurs examens et à participer à leurs sessions de job dating afin de repérer les talents avant même leur sortie de l’école" . L’établissement possède des partenariats avec des entreprises américaines et canadiennes et en a, plus récemment, scellé un avec une structure japonaise. "Ces entreprises viennent surtout chercher le savoir-faire des étudiants Français dans le Game Art et le Concept Art" . En France, "les étudiants sont réputés pour leur créativité et leur capacité d’analyse différente mais ils sont aussi considérés comme arrogants et peu ponctuels dans le rendu de leur production"  , analyse le délégué général du Syndicat du jeu vidéo. 

"Il faut arrêter de faire croire à tous les étudiants qu’ils pourront obtenir un emploi après leurs études"

Cet intérêt des sociétés étrangères est plus que le bienvenu car la France est aujourd’hui incapable "d’absorber annuellement tous les talents qui ressortent des formations proposées par les écoles"  , révèle Jullien Villedieu. "Il faut arrêter de faire croire à tous les étudiants qu’ils pourront obtenir un emploi après leurs études." Ou, en tout cas, pas en France.

L’écosystème des jeux vidéo français est encore jeune, "le secteur est né dans les années 80/90" , rappelle le délégué général. La moitié des studios français ont moins de cinq ans et n’ont pas forcément les capacités financières de recruter des milliers de collaboratrices et collaborateurs chaque année. D’après les estimations du Syndicat des jeux vidéo, entre 800 et 1200 nouveaux postes ont été ouverts en 2019 en France dans le secteur alors que l’engouement des jeunes générations pour le secteur ne faiblit pas, bien au contraire. 

S’expatrier, pour quelques mois, quelques années ou toute une vie, ne serait donc pas tant une fuite qu’un passage quasi-obligatoire dans une carrière pour développer ses compétences, sa maturité, sa créativité et ouvrir de nouvelles portes par la suite.

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Légende photo :
Paris Games Week 2019 sur la stand Ubisoft. Daniel Pier / NurPhoto)