Cet article est republié à partir de The Conversation France
Depuis plusieurs décennies, l’agence américaine Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency) représente un modèle de référence pour son action de financement des innovations technologiques de rupture dans des domaines considérés comme stratégiques à la fois pour garantir la supériorité militaire et la stratégie économique.
Nous avions montré dans le livre intitulé Gestion des compétences et gouvernance de l’innovation – la défense dans l’économie fondée sur la connaissance et publié en 2009 aux Éditions Economica, que son rôle est central pour promouvoir l’innovation de défense.
La Darpa constitue également un acteur pivot pour favoriser la dualité des technologies (c’est-à-dire la synergie entre applications civiles et militaires). Au-delà de son succès aux États-Unis, elle est l’objet de tous les fantasmes en Europe.
Par le passé, elle a été considérée comme la solution pour financer les projets d’innovation de rupture de la défense européenne, comme nous l’avions relevé dans un article de recherche publié en 2006. Aujourd’hui, elle est considérée comme la solution pour financer la deeptech et permettre au continent européen de retrouver une forme de leadership technologique.
Une mission d’innovations de rupture
La Darpa est une agence du département de la défense américaine (DoD). Depuis sa création en 1958, sa mission est restée inchangée : financer des projets technologiques à fort niveau d’incertitude qui peuvent aboutir à des innovations de rupture. À ce titre, la Darpa finance le développement des technologies prometteuses et leurs phases de déploiement dans des environnements où les usages sont à inventer ou à réinventer.
Plus qu’une agence en charge de financer des projets aux applications exclusivement militaires, la Darpa représente le bras armé de la politique américaine pour financer des projets stratégiques visant à promouvoir la supériorité technologique et économique américaine. La Darpa a ainsi financé l’Arpanet, ancêtre d’Internet, ou encore le GPS.
Aujourd’hui, elle s’intéresse aussi bien aux véhicules terrestres autonomes déployables en milieu urbain qu’aux nouvelles technologies de missiles. Depuis toujours, sa mission se concentre autour de l’innovation de rupture. Dans cette perspective, elle accepte de prendre des risques financiers très significatifs sur des projets exploratoires ; elle s’engage aussi sur des projets de long terme.
Si les succès sont emblématiques, les échecs sont aussi nombreux. Nous avons montré que les échecs comme les succès permettent de structurer de nouvelles filières d’exploration. Échecs et succès conduisent à construire ou renforcer des stratégies collectives dans les écosystèmes d’innovation américains.
La stabilité de la mission de la Darpa n’est pas le seul élément explicatif de son succès. L’agence est aussi caractérisée par cinq grands principes organisationnels qui sont pour ainsi dire immuables. Nous avons aussi montré par ailleurs que ces cinq principes expliquent pourquoi cette agence répond parfaitement aux enjeux de la gestion de la deeptech dans un contexte d’innovation ouverte.
Les 5 grands principes organisationnels
Tout d’abord, la Darpa est une agence indépendante, notamment des armées et des centres de recherche et développement militaires. Cela ne l’empêche pas de travailler avec les autres entités du département américain de la défense mais ses choix et ses orientations ne sont pas dictés par les considérations des armées.
L’enjeu est de proposer des projets de ruptures qui sortent donc des schémas d’usage traditionnels et de raisonner dans le temps long. Son objectif est de penser au-delà du paradigme dominant, voire de travailler sur des logiques orthogonales aux paradigmes dominants en recherche et innovation pour évaluer d’autres options.
Deuxièmement, la Darpa est depuis toujours ancrée dans un modèle culturel d’organisation agile. La pyramide hiérarchique est très plate, les niveaux de décision peu nombreux, la logique bureaucratique de gestion des contrats réduite au minimum. Indépendance et agilité permettent à cette agence de financer des projets mais aussi de faire pivoter rapidement concepts initiés par les universités ou par le secteur privé.
Cette organisation agile permet aussi à la Darpa de tester constamment et de promouvoir de nouvelles méthodes d’exploration, souvent centrées sur les usages. Cette dynamique a même conduit récemment à la mise sous tutelle du Strategic Capabilities Office (Bureau des capacités stratégiques ou SCO) par la Darpa. Le SCO est composé de militaires issus des différentes armées américaines qui représentent différents échelons hiérarchiques.
Leur mission est de tester et d’adapter un ensemble de projets technologiques dont le niveau de maturité peut fortement varier, voire d’entrer dans un processus de co-création avec les porteurs de ces projets. Nous avons montré comment l’intégration du SCO aux activités de la Darpa favorise une dynamique d’usagers militaires très innovants qui contribuent à inventer les nouveaux usages issus des technologies de rupture financées par la Darpa.
Ensuite, la Darpa cherche régulièrement des sponsors au sein du DoD ou d’autres administrations majeures. Il ne s’agit pas de trouver un commanditaire pour ces projets financés par la Darpa, mais plutôt un acteur haut placé de l’administration fédérale qui suivra le projet et sera capable d’en promouvoir les résultats.
Quatrièmement, la Darpa cherche aussi à animer et construire des communautés d’innovation d’individus aux compétences hétérogènes mais prometteuses pour chaque projet financé. Cela permet de casser les silos, élément indispensable pour promouvoir des innovations disruptives et favoriser l’émergence de stratégies collectives au sein des écosystèmes d’innovation.
Enfin, la Darpa utilise un mode de recrutement original pour les chefs de projet. Ils viennent d’une grande variété d’horizons : civil/militaire ; public/privé. Caractérisés à la fois par des compétences technologiques et scientifiques reconnues, ils se distinguent aussi par leur appétence à faire le lien entre le rêve et la réalité, par leur aptitude à gérer des projets risqués et complexes et, enfin, par leur capacité à animer des communautés d’innovation.
En poste pendant 3 à 4 ans, leur contribution vise à favoriser les sauts technologiques et de nouvelles dynamiques d’écosystèmes. Les exigences de recrutement sont fortes mais elles ne sont pas attachées à des considérations de nature politique ou à des logiques de filières ou de corps. Les personnes recrutées voient le passage par la Darpa comme un enjeu important de leur carrière qui reconnaît leur expérience technique, leur vision et leur légitimité au sein des écosystèmes d’innovation américains.
Un modèle difficile à transposer en Europe
L’organisation interne de la Darpa, sa préoccupation constante de financer des sauts technologiques et son engagement concret pour trouver la voie de l’adoption de ces innovations dans le monde réel représentent les caractéristiques qui expliquent pourquoi elle sert de référence en matière d’innovation de rupture.
Au regard de ses succès, on comprend pourquoi les Européens, industriels et pouvoirs publics, citent cette agence en référence. Toutefois, la volonté de créer une Darpa européenne s’accompagne rarement d’une réflexion sur la possibilité de transposer ce modèle en Europe. Il ne suffit pas de créer une agence, mais de faire vivre tous les principes qui en expliquent le succès.
Cela implique des transformations majeures de la culture d’innovation et des politiques publiques associées à ces sujets sur le Vieux Continent. Même si l’Europe promeut de façon très active la deeptech avec des programmes de financement importants, les politiques publiques qui prévalent dans les différents pays sont peu conciliables avec le modèle de la Darpa. Nous identifions deux difficultés majeures.
Le premier sujet fait le lien avec la difficulté qui existe en Europe pour construire des agences aux contours de missions et aux ambitions stables dans le temps. En dépit des succès évidents qui accompagnent leurs histoires respectives, il n’y a qu’à comparer les trajectoires d’évolution de l’Agence spatiale européenne (ESA), de l’Agence européenne de défense (EDA) et d’Eurocontrol, Organisation européenne pour la sûreté de la navigation aérienne, pour comprendre les difficultés à faire converger les initiatives.
La convergence autour des priorités reste difficile à obtenir, a fortiori quand cela vise des logiques qui n’alimentent pas le grand marché intérieur commun. Une " Darpa européenne " supposerait l’émergence préalable d’une véritable ambition européenne dans ses domaines d’intervention, qui semble une démarche politique difficile à installer dans le cadre institutionnel actuel.
Tous les débats (en particulier institutionnels) sur le Fond européen de défense et sur les montants qui lui sont alloués illustrent bien l’ampleur du travail à accomplir.
Le second sujet renvoie à la transposition des principes organisationnels qui régissent la Darpa dans une agence européenne éventuelle : cela représente en soi une révolution culturelle par rapport aux modes de travail qui prévalent aussi bien dans les institutions européennes actuelles que dans chaque pays européen pris individuellement.
Les 5 principes organisationnels évoqués plus haut sont peu compatibles avec la bureaucratie européenne et avec la logique de contrôle des budgets et des projets par les États-membres. Leur mise en œuvre supposerait aussi de remettre en cause tous les débats de " juste retour " ou d’équilibre entre pays membres qui régissent les nombreux projets gérés dans le cadre institutionnel européen.
En réalité, la mise en place d’une "Darpa européenne" impliquerait un changement complet de la façon de penser la politique publique en Europe.
Valérie Mérindol, Enseignant chercheur en management de l'innovation et de la créativité, PSB Paris School of Business – UGEI et David W. Versailles, Chair professor, strategic management and management of innovation, PSB Paris School of Business – UGEI