Republication du 10 août 2018
Le 3 Novembre 2017 à 11h44, chez Joone, il ne s’est rien passé. Non pas que nous ne soyons pas solidaires du mouvement pour l’égalité salariale mais parce que nous menons un combat pour aller encore plus loin, un combat sur la place des femmes et notamment des mamans au sein de l’entreprise.
Chez Joone, nous faisons du baby care, c’est-à-dire des couches et des lingettes pour bébé. Nous mettons en avant des valeurs comme la bienveillance, la transparence radicale, et le positive business. Nous serions donc ridicules si nous n’appliquions que ces valeurs à nos client(e)s sans les appliquer à nos employés. Nous serions ridicules si, en vendant à 96% de mamans, nous ne voulions pas au sein de nos employés avoir des gens avec des enfants.
L'enfant, cette nécessité embarrassante ?
Ça va paraitre fou, mais en plus de l’égalité salariale, en amont de l’égalité salariale dis-je même, il y a l’accès au travail. La journaliste Flore, qui tient le blog Maman Louve, en parlait justement début 2017 pour relayer son périlleux parcours de salariée qui doit annoncer à son employeur sa grossesse, ou encore chercher du travail avec un ventre bourgeonnant. Car au-delà de l’égalité salariale, ces mêmes femmes qui se battent pour salaire égal à travail égal, se sont en amont battues pour tâcher de faire accepter une grossesse ou des enfants. Car nous vivons dans un monde où l’on considère paradoxalement un enfant comme un frein.
Il y a quelques jours, j’ai découvert la série The Handmaid’s Tale qui fait un carton. Le pitch: dans le futur pas si loin les femmes sont devenues en grande partie stériles et les rares toujours fertiles sont condamnées à être utilisées (traduisez: violées par des membres du gouvernement) pour reproduire la race humaine en voie de disparition. Ça donne envie.
Et sur les mêmes chaînes, nous avons des centaines d’émissions people qui s’extasient à la moindre apparition de baby bump de la Princesse Kate, de la petite sœur Kardashian, de Laetitia Millot. Les annonces des grossesses de stars sont relayées avec frénésie et on vit pendant plusieurs mois au rythme de l’attente dans une fascination collective qui parfois frise l’hystérie. Partout, le sujet bébé est un vecteur très fort, de fiction, d’envie, et aussi d’économie.
Les bonnes mères VS les mauvais papas
Et pourtant, dans le monde du travail, une femme, de surcroit enceinte, de surcroit une mère, est souvent soupçonnée d’être pas assez impliquée, pas assez ambitieuse, de ne pas donner assez de son temps à l’entreprise.
Ce qui m’amène à un constat qui va vous choquer. Très logiquement, tous les hommes, payés plus pour des tâches similaires, mériteraient ce surplus de salaire car les hommes sont plus impliqués et plus ambitieux, qu’ils donnent plus de temps à la boîte. Vu que c’est incompatible avec une maternité / paternité, ça veut donc dire qu’ils seraient des pères de merde.
Si les femmes enceintes ou les mères sont de mauvaises salariées à cause de leur statut de maman, alors les hommes étant de bien meilleurs employés avec un vrai salaire seraient donc des pères foireux. Je vois plus d’un papa hurler à la lecture de cette phrase. C’est le but. Pourquoi supposer qu’une femme enceinte ou qu’une maman sera une salariée moins efficace juste parce qu’elle sera maman si on refuse de supposer qu’un salarié homme efficace sera un papa moindre ?
"Oui, mais c’est pas pareil"
Les dirigeants d’entreprise ou responsables RH vont me répondre que ce n’est pas pareil, car une femme enceinte va devoir prendre des jours pour accoucher, ou encore se retrouver en arrêt maladie de temps en temps car elle aura des jours où sa grossesse sera peut-être plus difficile. Qu’une fois l’enfant né, parfois il sera malade, où les profs seront en grève (car on peut toujours taper sur les profs, c’est devenu un acquis aussi naturel que les RTT), où la nounou sera en vacances, et donc la maman naturellement ne viendra pas travailler.
Donc quelque part, ne pas recruter une femme enceinte ou une maman, c’est principalement par soucis de productivité. En poussant la réflexion plus loin, on dira donc que si on consent à recruter une de ces femmes (celles donc qui assurent la natalité de notre pays), alors il est légitime qu’on les paie moins vu qu’elles seront sûrement absentes de temps en temps. On n’estimera jamais légitime qu’un homme puisse être sûrement absent de temps en temps car il se sera fait une tendinite au tennis, ou bien les ligaments croisés à un match de foot, ou encore une entorse en ski. Ça, ça ne sera pas grave, car ça sera noble (mens sana, corpore sano, ce genre de truc). Alors que donner 9 mois de sa vie, 9 mois de son corps pour faire un enfant, ce n’est pas noble. C’est surtout une excuse pour avoir un long congé.
Tout ceci vous choque ?
Vous ne vous reconnaissez dans aucune de ces phrases ? Dans aucune de ses affirmations ? Femme ou homme, vous n’avez jamais pensé et encore moins prononcé ces phrases ?
Formidable.
C’est un peu comme les mecs qui, à la suite de l’affaire Weinstein, se sont rués sur leur Facebook pour mettre un statut “moi, je n’ai jamais embrassé de force une fille ou mis une main aux fesses, même bourré” comme pour se dédouaner de ne pas être un d’entre eux, pour ne pas finir sur une liste de prénoms devant un hashtag #metoo. Mais avez-vous pris la défense de votre collègue quand votre +2 a fait une réflexion nulle sur sa grossesse ou a commenté son départ à 16h pour aller chercher son enfant par un “Ah tu as pris ton après-midi?” Pire, avez-vous pris le temps d’exprimer votre point de vue sur le sujet en disant “je ne pense pas que ça soit juste de dire ça?” Pour reprendre le paradigme d’Harvey Weinstein, avez-vous pris le temps d’expliquer à un pote lourd qui à la main baladeuse d’une manière sérieuse que “c’est illégal”? Ou bien est-ce que vous vous êtes contentés de dire un “oh t’es lourd” de manière lassée et laconique?
Hé bien on en est, malheureusement, là. Comme dit Nino Arial dans cette vidéo, ne rien dire, rire avec les autres, hausser les épaules d’un air désapprobateur, ça ne suffit pas. Ça ne suffit plus.
Pour aller plus haut
Chez Joone, nous avons une très large majorité de femmes dans notre masse salariale. Ce n’était pas de la discrimination positive, il se trouve qu’on a trouvé peu d’hommes qui avaient envie de venir bosser pour une startup qui faisait de la couche. C’est dommage, car nous avons une croissance de fou avec un churn très faible, que nous développons plein de nouveaux produits, que nous sommes de gros stratèges, et que nous sommes aussi des reines du biz dev. Mais force est de constater qu’il n’y a que deux mecs dans notre équipe et que dans l’écosystème startup nous faisons figure d’exception.
Nous avons recruté des papas et des mamans, des mamans qui allaitaient encore leurs bébés et qui sont en télétravail, des papas qui parfois partent à 16 heures pour faire des devoirs de maths, des mamans qui arrivent plus tard le matin car il faut déposer les enfants à leur cours d’anglais, ou qui veulent avoir des vacances à Noël, etc. Bref, nous avons recruté des êtres humains logiques et cohérents qui voient dans leur travail une valeur ajoutée à leur vie, et non pas l’inverse. Nous avons des indices de performance en croissance discontinue, et nous travaillons dans une ambiance très fun, très studieuse, mais aussi très familiale. Cela ne veut pas dire qu’il y a des gamins qui courent partout dans le bureau en hurlant, mais qu’on se parle, qu’on s’entre-aide, qu’on s’apprécie, qu’on se respecte, dans nos choix, dans nos non-choix, notamment celui d’avoir ou pas des enfants.
Nous n’avons pas de différence salariale pour un poste femme vs un poste homme car nous n’avons pas de doublons de postes—?chaque salarié est unique dans son parcours, son ancienneté, sa mission. Par contre, chacun prend le même pourcentage d’augmentation à date anniversaire de signature, homme ou femme, senior ou junior. Pas de possibilité de négocier en fonction de "j’ai été un bon petit soldat, je suis parti tous les jours après 18h donc je mérite plus que le voisin". Pas possible non plus de laisser l’employé qui se sentirait moins légitime (je vous laisse deviner, souvent la maman avec enfant et souvent à cause des expériences passées et à cause de l’attitude très moyenne de certains départements RH) ne pas avoir d’augmentation car elle n’est pas venue la réclamer (“je vais pas demander une augmentation, j’ai déjà de la chance qu’ils m’aient gardé malgré ma grossesse”). Encore une fois, nous ne réinventons pas la roue, nous sommes juste humains dans notre gestion du capital humain. Ce qui ne parait ni fou, ni infaisable, et ce qui, paradoxalement, nous permet d’être une des plus grosses réussites de 2017. Dans l’ombre absolue des médias car au final, nous ne sommes rien d’autres qu’une startup de bonnes femmes qui fait des produits pour gamins. Who cares ?
Retrouvez l'article original de Carole Juge sur Medium