Mise à jour de l'article publié le 10 février 2021 avec des précisions apportées par Just Eat
Fin janvier, la startup britannique Just Eat annonçait son intention d’embaucher 4500 livreurs en CDI dans une trentaine de villes françaises d’ici la fin de l’année. Une proposition audacieuse qui arrive à point nommé dans un secteur bousculé par le manque criant de sécurité financière et sociale offerte aux livreurs. Mais derrière cette communication, la startup répond-elle vraiment aux demandes des coursiers à vélo ?
Un bon plan marketing pour entrer sur le marché
Annonce dans les journaux, présentation du projet à la télévision : Just Eat a mené une belle opération de communication début février, se revendiquant comme un acteur respectueux des livreurs face à des concurrents trainés devant les tribunaux. Rappelons que jusqu’à son rachat l’an dernier par le néérlandais Takeaway, Just Eat n’agissait pas comme une plateforme de livraison classique du type Deliveroo ou Uber Eats. "Les livreurs traitaient directement avec les restaurants, Just Eat ne fonctionnait pas via une plateforme" , détaille Jérôme Pimot, fondateur de Clap, le collectif des livreurs autonomes de Paris.
Pour s'établir comme une plateforme qui compte en France, l'entreprise a décidé de prendre à revers ses concurrents. "Avec le salariat, ils ont trouvé un axe de sensibilisation idéal pour pénétrer le marché sous le visage d’un chevalier blanc ou plutôt orange en l’occurence" , analyse Jérôme Pimot. Choisir le salariat serait ainsi une manière de s'éviter des actions en justice. Il faut dire que plusieurs affaires ont déjà été portées devant les tribunaux. En février 2020, Deliveroo était condamné pour la première fois pour travail dissimulé. Le 25 novembre dernier, plusieurs livreurs lyonnais ont déposé des demandes pour requalifier leur relation avec Uber Eats, Deliveroo et Stuart, en contrat de travail, devant les Prud’hommes. Et tout récemment, fin janvier, 66 ex-livreurs Frichti ont attaqué la plateforme pour les mêmes raisons.
De son côté, la plateforme, qui a répondu à nos sollicitations après la première publication de cet article, nie le coup marketing. "Le modèle de salariat des livreurs existe déjà depuis 2016 chez TakeAway - qui a racheté Just Eat l'an passé - aux Pays-Bas ou en Allemagne, rétorque Meleyne Rabot, directrice générale chez Just Eat France. Ce n'est pas un modèle que nous sortons du chapeau suite aux problèmes rencontrés en France au cours des derniers mois mais une volonté du groupe d'essaimer ce système."
Des doutes sur la proposition de valeur
La startup britannique proposera des contrats entre 15 et 35 heures payés 10,30 euros de l’heure, quelques centimes de plus que le SMIC avec un bonus de 0,25 centimes par course pour les 250 premières et de 0,50 centimes au-delà. "Nous sommes dans le secteur de la restauration, je me demande comment on peut faire du temps plein avec ce système" , interroge Jérôme Pimot qui craint qu’à côté de quelques 35 heures, "on se retrouve avec des contrats d'intérimaires et donc non sécurisés comme c’est le cas en Allemagne, une fois le coup médiatique passé.”
Sans compter que les 1500 euros de revenus mensuels annoncés par Just Eat "prennent en compte les primes, or, celles-ci peuvent être réduites ou supprimées s’il y a trop de livreurs" , explique Jérémy Wick, livreur Deliveroo à Bordeaux et membre d'un syndicat de livreurs CGT, qui ajoute que celles-ci sont déjà octroyées suivant des critères un peu flous.
Finalement, cette annonce pose plus de questions qu'elle n'apporte de réponse. "Il y a trop peu d'informations sur les conditions qui vont réellement être proposées aux livreurs. Cela va aussi avoir un coût pour l'entreprise, bien plus élevé que celui qu'elle paie aujourd'hui, sans oublier la question de la formation et de l'évolution des livreurs" , remarque Benjamin Nogues, CMO de Coursiers.fr. Si Just Eat promet de ne pas augmenter les prix côté clients, la question se posera pour les restaurateurs qui pourraient voir la commission de la startup augmenter d'ici peu.
À ces interrogations, le directeur des opérations livraison, Victor Ennouchi, répond simplement : "Nous évaluons nos besoins en amont pour chaque créneau horaire. Nous demandons ensuite aux livreurs les créneaux auxquels ils sont disponibles pour faire matcher les deux. Finalement, nous avons une sorte de planning qui s'installe. L'objectif n'est pas de contraindre nos salariés."
L'illusion de l'indépendance
En interrogeant les différents acteurs du marché, le salariat cocherait donc quelques cases pour la stabilité des livreurs. "lI y a une part importante de livreurs qui aimerait obtenir ce statut et une autre, qui refuse par principe mais si on leur explique ce que ça leur apportera, je pense qu’un certain nombre accepterait" , estime de son côté Jérémy Wick. Car l'indépendance promise aux auto-entrepreneurs n'existe clairement plus.
"Nous sommes tellement nombreux désormais que nous sommes obligés de travailler tous les jours, à midi et le soir, pour dégager un minimum de chiffre d’affaires." Le nouveau système proposé par Deliveroo, la connexion libre, accroît la concurrence. "On peut se connecter quand on veut, ça donne une illusion de liberté, mais le recrutement de nombreux livreurs fait qu’on est obligé de travailler tout le temps. Sans parler des smileys orange qui nous alertent si nous ne livrons pas assez vite" , regrette Jérémy Wick.
Le salariat comme marque de fabrique
C'est justement à cela que Just Eat annonce vouloir mettre fin. "En plus des droits au chômage et aux congés payés, ce système de salariat vise à accroître la sécurité de nos livreurs en leur évitant une course au rendement. Ils n'hésiteront plus à monter pour livrer un client, par exemple, ce qui améliorera aussi le service client" , espère Meleyne Rabot. Et pour être sure d'apporter une vraie plus-value aux restaurateurs et aux utilisateurs de l'application, Just Eat prévoit une formation des salariés, sur la sécurité mais aussi les bonnes pratiques.
Malgré le coût de cette opération - les charges salariales sont importantes en France - la directrice des opérations annonce que la commission - de 30% - n'augmentera pas d'un centime pour les restaurants qui utilisent son service de livraison. "C'est un investissement que nous réalisons. Nous aurions pu choisir d'investir dans le marketing. Nous préférons améliorer notre service en misant sur les livreurs" , insiste la directrice. Une partie de ces coûts serait financée par les bénéfices réalisés par Just Eat via son deuxième produit : sa plateforme de commandes, disponible pour les restaurateurs qui possèdent déjà leur propre flotte de livreurs. Reste à savoir si ce modèle résistera à la concurrence ou s'il deviendra la norme.
Les droits des livreurs sur la table du gouvernement
En réalité, c’est à une réforme des droits des indépendants qu’appellent de leurs voeux Jérôme Pimot et Jérémy Wick. Le sujet des livreurs semblent déjà sur la table du gouvernement. La ministre du Travail, Elisabeth Borne, a lancé, en janvier, une mission de consultation sur le statut social et juridique des indépendants travaillant pour les plateformes du web telles qu'Uber, Uber Eats ou encore Deliveroo. Ses membres - Bruno Mettling, Pauline Trequesser et Mathias Dufour - semblent "assez à l’écoute de nos revendications" , reconnaît le président de Clap qui regrette néanmoins que "l’autorité de régulation annoncée pour surveiller cette problématique ne soit pas un véritable gendarme mais seulement un organe consultatif devant lequel les plateformes pourront se dérober."
L’Union européenne aussi tente de s’emparer du sujet, ce qui inquiète le président de Clap qui craint que les décisions ne soient prises par des politiques susceptibles de prêter une oreille attentive au lobbying d’Uber & co. Le risque ? "Une décision qui ne donnerait que des miettes de protection sociale aux indépendants".