Je me souviens de nos premiers rêves avec mon associé. Il y a cinq ans, lorsque nous nous apprêtions à créer notre startup. On voulait lever de l’argent et revendre sous trois ans. C’était ça la réussite pour des entrepreneures et entrepreneurs. C’était ce qui était valorisé socialement. À l’époque, on ne se souciait pas du chiffre d’affaires. Encore moins de la création d’emplois. Le but, c’était de créer un modèle disruptif, scalable comme on dit, pour séduire des fonds d’investissement qui nous rachèteraient pour des millions.
Puis le temps a passé. Notre métier a évolué. Comme beaucoup de startups, nous avons pivoté. À force de remises en cause, de confrontations au marché, de compréhensions des besoins de nos clientes et clients. C’est au bout de deux ans que nous avons trouvé notre modèle. Celui qui, aujourd’hui, nous permet de gagner de l’argent. Celui qui nous autorise à vivre sereinement sans crainte du lendemain. Celui qui nous rend heureux.
Quelle fierté de savoir qu’à tout juste 30 ans,
nous ferons 2,5 millions d’euros de chiffre d’affaires cette année.
Que nous serons largement rentables. Que nous serons capables non seulement de nous rémunérer, mais de rémunérer dix personnes qui nous suivent dans nos nouveaux rêves. Ces nouveaux rêves ne sont pas chimériques. Ils sont réels et concrets.
Chez Myphotoagency, nous avons inventé l’industrialisation du shooting photo pour des entreprises qui doivent en réaliser des milliers chaque année, à un tarif unique, dans toute l’Europe. Pour y arriver, nous nous appuyons sur une communauté de 3 000 photographes professionnels qui nous font confiance. Ces photographes, ce sont nos partenaires depuis des années. Notre ambition commune est de rendre le shooting photo professionnel accessible tout en respectant le métier de photographe. Personne ne travaille pour la gloire. En tous cas pas eux ou pas pour longtemps. Et désormais, nous non plus.
Ce sont des banalités. Ça devrait l’être tout du moins, mais ça ne l’est pas. L’écosystème des startups est atteint d’une douce folie. Celle qui consiste à valoriser plutôt qu’à rentabiliser. Et c’est obsessionnel. Comment attirer l’attention des médias ? Comment faire une démonstration de force ? Comment devenir bankable ? En levant bien sûr ! Et peu importe si l’on perd des millions chaque année. On relèvera ! Peu importe si on vend à perte. Peu importe si on est en incapacité de payer ses salariés. On licenciera. Puis on relèvera. Et on réembauchera.
Selon une étude de l’Insee publiée en 2016, en France, sur les 10 000 startups recensées ces cinq dernières années, 90 % n’ont pas franchi le cap des cinq ans. Parmi les jeunes pousses de la French Tech, 25 % ont levé des fonds, près de 2 milliards d’euros au total. Et pourtant, 74 % affichent toujours à date un excédent brut d’exploitation en perte. N’oublions pas " l’exemple " malheureux de la startup belge Take Eat Easy qui, après avoir levé 16 millions d’euros, a fait faillite en oubliant au passage de payer ses 160 salariés, 2 500 coursiers, ses nombreux restaurants partenaires et ses photographes…
Deux visions s'opposent
Et là, deux visions s’opposent. Certaines personnes regretteront la frilosité des fonds d’investissement qui n’auront pas réinjecté l’argent nécessaire à la conquête du marché. D’autres considéreront qu’après trois ans d’activité, une croissance mensuelle de 30 %, une base de 350 000 clientes et clients et de 3 200 restaurants partenaires, le modèle n’était peut-être pas viable.
Vous vous souvenez de Viadeo ? Une levée de 24 millions d’euros en 2014 et une valorisation à hauteur de 171 millions d’euros. Si bien que deux ans plus tard, le concurrent français de LinkedIn était placé en redressement judiciaire. Puis finalement racheté par Le Figaro pour... 1,5 million d’euros.
Quand un artisan ou un commerçant est en déficit plusieurs années de suite, il dépose le bilan. Quand une startup perd de l’argent, elle promet d’en gagner l’année suivante. Rappelons-nous que les artisans et les commerçants existent depuis la nuit des temps. Ce n’est peut-être pas ringard de penser que lorsque l’on dépense 1 euro, on doit au moins en gagner 1,1…
La douce folie des startups nous a parfois atteints. Pourquoi pas nous ? Ce serait tellement bien de lever des millions. Même si on n’en a pas besoin. Tout le monde le fait. Mais pour quoi faire ? On trouvera. Puis on a préféré se battre pour créer du cash plutôt qu’en cramer.
Une levée de fonds, oui, mais...
Personne ne remet en cause l’utilité d’une levée de fonds pour démarrer son activité, financer de la R&D (recherche et développement), s’internationaliser, etc. Là où cela devient aberrant, c’est lorsqu’on lève pour lever. Que l’on ne se soucie ni de la somme ni de la façon dont on pourra l’utiliser pour transformer l’essai. Quand l’argent encaissé devient virtuel, qu’il ne sert qu’à éponger, à tenir encore quelques mois. Avant d’être à nouveau au bord du gouffre et de menacer toutes les personnes qui ont déjà investi de devoir arrêter. Pour qu’elles remettent un ticket bien sûr. Ce serait dommage de tout perdre si près du but.
Pour que les startups s’inscrivent durablement dans l’économie mondiale. Pour que l’innovation soit plus qu’un effet de mode. Pour éviter des bulles. Pour encourager des talents à tenter l’aventure de la création d’entreprises. Pour tout cela, la logique de marché, celle de la croissance concrète et pérenne doit être au cœur des préoccupations et des obligations des entrepreneures et entrepreneurs.
Cinq ans plus tard, nos rêves ont changé. On veut toujours conquérir le monde. On veut toujours marquer l’histoire. Mais on veut le faire autrement. En ancrant notre démarche dans la réalité et en nous projetant au-delà des trois ans. C’est possible. Et c’est franchement excitant.
Article initialement publié le 23 juin 2017