Dans de nombreux pays où l'Etat est défaillant, le réseau social fournit des services publics aux populations défavorisées. Faut-il y voir de la pure générosité ou une nouvelle forme de colonialisme ?
A l'occasion de la naissance de sa fille, en décembre 2015, Mark Zuckerberg a publié une longue lettre dans laquelle il expose sa vision d'un monde meilleur. Et ses ambitions ne se limitent pas à connecter la planète : "Internet donne accès à l’éducation si vous n’habitez pas près d’une bonne école. Il donne accès à des conseils de santé et d’hygiène, apprend comment protéger vos enfants des infections si vous n’habitez pas près d’un médecin. Il donne accès à des services si vous n’habitez pas près d’une banque. Il donne accès à des emplois et des opportunités si vous n’êtes pas dans un contexte économique favorable", énumérait-il. Et d'annoncer par la même occasion un don de 45 milliards de dollars à sa fondation, la Chan Zuckerberg Initiative, pour faire progresser sa "mission". Un messianisme qui peut faire peur ou se réjouir, mais témoigne d’une croyance dans le pouvoir supérieur de l’initiative privée sur les Etats. "La meilleure chose à faire si vous voulez changer le monde, c'est de créer une entreprise", a-t-il un jour déclaré.
Offrir un accès gratuit à la santé et l'emploi
De fait, pour de nombreuses populations dans le monde, Facebook vient pallier l'État défaillant. Avec son programme Internet.org, il fournit gratuitement un accès Internet limité à une soixantaine d'applications "basiques", telles que la météo, Wikipédia, des informations locales, la Mobile Alliance for Maternal Action (une association qui délivre des messages de prévention et de santé aux femmes des pays en développement) ainsi qu'à des sites d'emplois. Et à Facebook bien sûr. Le programme "Free Basics" est aujourd'hui disponible dans 40 pays en Afrique. Pour appuyer son ambition, Facebook a lancé un concours pour les développeurs africains qui récompensera les meilleures applications ou sites webs ou services dans le domaine de l’éducation et l’autonomisation économique. A la clé : un prix de 150 000 dollars.
Pallier le désengagement de l'État
La plupart des gouvernements n'y voient rien à redire et sont mêmes ravis, n'ayant pas le moyens ou la volonté de s'occuper eux-mêmes des problèmes d'accès aux services publics. Au Rwanda, c'est ainsi en collaboration avec les autorités que Facebook a lancé en 2014 SocialEDU, une application de cours en ligne (MOOC) pour les étudiants défavorisés. Cette politique ne se limite pas aux pays en développement. Dans le Nord de l'Angleterre, à Salford, les locataires des logements gérés par le bailleur social Salix Homes peuvent désormais payer leur loyer directement via une application Facebook. Grâce à leur smartphone, ils peuvent non seulement effectuer des versements, mais aussi signaler une réparation à faire et recevoir des conseils de gestion. Là encore, le réseau social vient pallier au désengagement de l'Etat, le gouvernement britannique ayant décidé que les bénéficiaires d'aides au logement doivent dorénavant directement s'acquitter de leur loyer auprès du bailleur.
Une emprise grandissante qui inquiète
Toutes ces bonnes intention suscitent pourtant la méfiance. En Inde, le réseau social s'est heurté à une forte opposition. Les autorités ont jugé en février 2016 que le service Free Basics constituait une atteinte au principe de neutralité du Net en choisissant lui-même sur quels sites les utilisateurs pourraient se connecter. Ses opposants l'accusent en outre de créer un "Internet pauvre pour des gens pauvres". D'autres voient dans Internet.org une sorte de "Cheval de Troie" pour faire de Facebook l'alpha et l'omega de l'Internet.
Dans plusieurs pays, davantage d'individus affirment être sur Facebook que sur Internet. Se posent aussi des questions de vie privée. "Facebook sait qui nous sommes bien plus précisément que n'importe quelle entité gouvernementale", note David Kirkpatrick, auteur de La Révolution Facebook. Peut-on faire autant confiance à une entreprise privée qu'à un Etat sur la confidentialité de ses informations de santé, fiscales et personnelles ? Enfin, Facebook est accusé de servir uniquement ses propres intérêts. Peu après l'annonce par Mark Zuckerberg d'Internet.org en 2013, Bill Gates avait ainsi répliqué dans le Financial Times : "Qu'est-ce qui est le plus important ? L'accès à Internet ou un vaccin contre le paludisme ?". Le fondateur de Facebook, lui, élude la question. "Si vous accomplissez des bonnes choses pour les gens, cela vous sera forcément payé en retour un jour", avait-il déclaré au magazine Time en 2015.
Pour Evgeny Morozov, auteur du livre "Pour tout résoudre, cliquez ici", Facebook parvient à conquérir les gens grâce à son image "cool". "Si Goldman Sachs créait une série d'États indépendants dans le monde, je pense que ce serait plus problématique, car Goldman Sachs ne peut pas mentir aussi efficacement que Facebook", ironise-t-il dans un article du Financial Times. "Personne ne soupçonnera jamais les banques de vouloir améliorer le monde".