Republication du 28 janvier 2021
De l’alimentation à la santé en passant par la mode, le Made in France a le vent en poupe. Les produits ou services revêtant leur petit label tricolore n’ont jamais été aussi nombreux. Si la recherche de qualité, la solidarité économique et la lutte contre les dépendances expliquent à juste titre cet engouement, force est de constater que le secteur des nouvelles technologies ne peut obéir au même paradigme.
Depuis une décennie, notre dépendance dans la tech est devenue une véritable soumission, non pas envers d’autres Etats mais bien de sociétés privées. Logiciels et données circulent plus vite encore que les marchandises, l’exposition à la concurrence internationale est immédiate, les monopoles des startups nord américaines et asiatiques sont de plus en plus puissants.
Pendant qu’ils nous rendent d’immenses et nombreux services, ces empires commercialisent et manipulent nos données sans régulation, déterminent ce que nous allons aimer, voir, acheter, chamboulent nos tissus économiques et perturbent nos démocraties. Dans ce contexte, le Made in France entend résister, rassembler, fédérer, valoriser l’expertise de nos ingénieurs, soutenir nos entreprises et rappeler qu’en matière de technologie aussi, on peut très souvent trouver son bonheur en France. Une idée séduisante mais le périmètre national ne devrait pas avoir le monopole de la solidarité et de l'indépendance
Si les startups américaines sont si performantes, ce n’est pas parce que leurs ingénieurs sont meilleurs - en l’occurrence ils viennent du monde entier. Les géants de la Silicon Valley ont éprouvé, développé et financé leurs innovationssur un premier marché local de plus 320 millions de personnes, concitoyennes d’un même pays, équipées et connectées de façon comparable, soumises aux mêmes grandes influences culturelles, habitudes de consommation et règles de commerce. Même chose pour les entreprises chinoises et leur marché local de 1,3 milliards de consommateurs. Dans les réseaux sociaux professionnels par exemple, le géant LinkedIn, aujourd’hui propriété du super géant Microsoft (à qui nous donnons chaque jour gratuitement la cartographie précise de nos relations professionnelles, expertises, actualités et opinions - en d’autres termes un trésor !) a écrasé ses plus importants rivaux européens, le français Viadeo et l’allemand Xing.
Non, la technologie américaine n’est pas foncièrement supérieure. Simplement, le réseau qui fédère le plus de monde s’impose. Ni la France et ses 66 millions de Français ni même l’Allemagne et ses 83 millions d’Allemands n’ont fait le poids. L’Europe aurait pu.
Plus récemment, au carrefour de la tech et de la santé et en dehors de tout intérêt business, nous nous sommes montrés incapables de collaborer et convenir d’une même application européenne de traçage de la Covid-19. Chacun a développé son propre logiciel dans son coin. Si le virus circule librement, la coopération, elle, s’est arrêtée aux frontières. La nation ne peut pas tout. Sur de nombreux fronts économiques, sociétaux et sanitaires, l’Europe peut faire le poids.
L’UE doit être le premier terrain de jeu de toute startup française
Pour rappel, l’Europe c’est avant tout un espace de 450 millions de personnes, avec certes une grande diversité linguistique et culturelle, mais un niveau d’équipement et des habitudes de consommation relativement homogènes, surtout lorsqu’on les compare à celles des internautes asiatiques ou américains. L’Europe, c’est également une monnaie, un système de TVA intracommunautaire, une réglementation commune. Chacun jugera les pouvoirs de l’Union Européenne trop étendus ou au contraire trop limités. Elle offre en tout cas à nos entreprises un cadre pour commercer, et nos jeunes pousses françaises pourraient envisager le marché européen avec la même spontanéité qu'une startup californienne le marché américain.
Cela ne paraît peut-être pas passionnant une réglementation commune de prime abord, mais derrière ce sont des valeurs communes que nous défendons. À titre d’exemple, c’est à l’Europe que nous devons le Règlement Général sur la Protection des Données, le seul début de réponse concrète contre le détournement de nos consentements à confier nos données. Avec cette disposition et à travers de nombreux procès, l’Union Européenne semble être aujourd’hui la seule institution publique à tenir tête aux géants de la Silicon Valley. Enfin l’Europe, c’est l’espace Schengen, et ce n’est pas rien.
Chez Gymglish, nos ingénieurs sont français, suédois, roumains, allemands, moldaves, mais aussi israéliens, camerounais, chinois, attirés en France par un visa de travail européen. Outre les ingénieurs, notre équipe d’une cinquantaine de personnes arbore 15 nationalités différentes dont 8 européennes et parle 17 langues. Nous n’aurions pas pu nous développer sans l’espace Schengen et notre capacité à engager des Européens aussi facilement que nous engagions des Français.
Vers une European Tech
Certes, à l’échelle de nos villes et de nos régions, les initiatives restent nombreuses et les efforts pour fédérer le tissu local sont palpables. Au-delà du cercle national en revanche, c’est plus calme. Les labels européens sont peu promus, peu connus. En 2015, Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, nous invitait à Bercy avec nos pairs de la filière technologique française pour promouvoir le label French Tech, vanter l’excellence de nos ingénieurs, écoles, laboratoires et startups. Champagne et petits fours.
Pas un mot sur l’Europe et les non-moins excellentes filières technologiques de nos voisins allemands ou scandinaves par exemple. Pas un mot sur notre intérêt commun, dans la tech tout particulièrement, à collaborer et nous solidariser entre Européens. Pas question non plus de relativiser notre "excellence" française, de la mettre en perspective, nous serions vite suspectés de French bashing.
Nous sommes une entreprise Made in France, à n’en point douter, nous en sommes fiers. Mais nous ne sommes pas que français. Nous sommes aussi européens. À l’heure du Brexit et de la montée préoccupante des populismes, que Bercy n’hésite pas à nous inviter à nouveau, acteurs de la filière technologique française, avec nos confrères européens cette fois pour célébrer une French Tech rebaptisée European Tech France par exemple.
Champagne et petits fours bienvenus, discours moins hexagonal aussi. Nous ne gagnerons pas nos batailles qu’avec des "cocoricos". Dans la tech de manière peut-être plus urgente qu’ailleurs, nos savoir-faire, nos solidarités et la maîtrise de notre destin relèvent plus que jamais de l’échelle européenne.
Benjamin Levy est le cofondateur de Gymglish, plateforme de cours de langues en ligne.