Frais professionnels, volontariat ou déconnexion... L'accord national interprofessionnel sur le télétravail s'apparente à un "guide de bonnes pratiques" pour l'entreprise, n'apportant "rien de nouveau" au salarié, estiment des experts du droit du travail, pour qui le temps des accords fixant des règles contraignantes est révolu. Annoncé le 26 novembre par le Medef, cet accord doit être paraphé officiellement d'ici au 23 décembre par syndicats (CFDT, FO, CFE-CGC, CFTC, sans la CGT) et patronat (U2P, CPME, Medef), avant d'être déposé à la Direction générale du travail, puis entrer en vigueur. Il a fait l'objet d'âpres négociations entre les parties.
Un texte "creux" et "mou", selon les avocats
"Cet accord national interprofessionnel (ANI) n'apporte rien de nouveau", estime Déborah David, avocate en droit social au cabinet De Gaulle Fleurance (côté employeur). Tout juste ce texte d'une vingtaine de pages donne-t-il "un mode d'emploi pour les plus petites entreprises moins familières avec le télétravail" . "Mes clients seront très contents de cet accord" , dit pour sa part Julia Gori, sa collègue du cabinet Simmons & Simmons. Il "donne une grille de mise en place, des points d'attention, des pistes mais il n'impose rien. Et ça c'est bien pour l'employeur" . Même analyse du côté des avocats défendant les salariés.
"C'est la première fois que je vois un accord aussi mou, qui ne fixe rien, avec uniquement des préconisations ou rappels des obligations des uns et des autres" , regrette Bénédicte Rollin, avocate et responsable de la commission sociale du Syndicat des avocats de France, alors que la ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Insertion, Élisabeth Borne, a esquissé un assouplissement des règles pour permettre le retour au bureau des salariés à compter du 7 janvier 2021 – un seul jour par semaine, dans un premier temps.
Éligibilité des postes au télétravail, volontariat, réversibilité (retour du salarié sur son lieu de travail), dispositions précises sur le télétravail en temps de crise (épidémie, catastrophes naturelles, etc.), droit à la déconnexion, vie privée... "Rien n'est contraignant dans cet ANI creux" , estime Emmanuel Dockès, professeur de droit social à Lyon 2. Or, avance Virginie Devos, du cabinet August Debouzy (employeur), si les contentieux autour du télétravail ont jusqu'à présent été "rares", ils risquent bel et bien de se développer ces prochains temps, avec l'explosion de cette forme de travail. Mais cet ANI ne servira pas de référence pour les régler, disent les avocats.
De précédents ANI font pourtant toujours référence
Parmi les problèmes en vue, ils pointent notamment la prise en charge des frais ou le temps de travail. Me Devos anticipe également des contentieux autour du "caractère volontaire du télétravail" , lorsque des entreprises envisageront de l'imposer de façon illimitée. Ou encore l'"intrusion dans la vie privée, avec des outils numériques de surveillance, de traçabilité, mis en place côté patronal parce que la confiance n'est pas là".
Concernant les frais, les avocats s'attendent à des plaintes autour des tickets restaurants, de l'indemnisation de l'occupation du domicile personnel ou de la mise en place d'un forfait lorsque le domicile devient le lieu de travail habituel... Autant de problèmes auxquels l'ANI ne répond pas. Ce type d'accord s'applique au niveau national à l'employeur membre d'un syndicat patronal signataire (Medef, CPME et l'U2P). Il est traditionnellement entièrement ou partiellement transposé dans la loi, ce qui n'est pas prévu en l'espèce.
À l'avenir, ce genre d'accords-cadres risquent de fortement ressembler à celui sur le télétravail, pensent les experts du droit : sans règles véritablement contraignantes au niveau national, renvoyant à la négociation en entreprise. "Aujourd'hui, on ne peut pas prendre des règles prescriptives pour tous, TPE ou grande entreprise, ça n'a pas de sens, explique ainsi Me David. On est dans l'ère de la "soft law" [droit mou, N.D.L.R.] et la refonte du Code du travail en 2016 et 2017 le démontre, permettant de déroger par accord d'entreprise à des dispositions légales de branches ou du Code du travail."
Pourquoi signer de tels accords? "Pour légitimer les partenaires sociaux, défendre la négociation collective en soi" , répond Emmanuel Dockès, rappelant que le gouvernement menaçait de s'emparer du sujet, faute d'accord. "Nostalgique", il pointe de précédents ANI de référence, notamment sur la formation professionnelle (1991, 2003), la "modernisation du marché du travail" (2008) ou encore celui sur la "sécurisation de l'emploi" (2013), tous transposés dans la loi. "Le législateur menaçait alors de légiférer dans un sens pas entièrement favorable à l'employeur, qui préférait négocier lui-même plutôt que subir une loi" , explique-t-il. Un autre ANI "creux" vient d'ailleurs d'être signé, estime le professeur : celui sur la santé au travail.