Republication d'un article The Conversation France du 22 novembre 2020.
De nos jours, assurer le bien-être des employés sur leur lieu de travail est devenu un défi quotidien pour les managers. En effet, le burn-out, ou plus récemment le bore-out (syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui), sont non seulement des phénomènes qui affectent la performance de l’entreprise mais également le développement personnel de chacun. Pour faire face à cet enjeu, de nombreuses entreprises ont pris le parti d’organiser des jeux et des concours au sein de leur personnel. Ceux-ci peuvent prendre la forme de compétitions récompensant, par exemple, les meilleurs employés sur base de leurs chiffres de vente, d’élections du collaborateur du mois ou de systèmes allouant des points aux participants pour chaque objectif accompli. Ces concours peuvent donner lieu à des récompenses financières (chèques cadeaux, primes) ou symboliques (coupes, médailles). Cette nouvelle tendance, inspirée par le succès des jeux vidéo, est connue sous le nom de gamification (ou ludification).
Cette gamification a pour objectif de rendre le travail " fun " en y introduisant des mécanismes de jeux. Ces mécanismes ont pour but de motiver les employés, de créer un esprit équipe et d’animer l’espace de travail, mais est-ce toujours le cas ? Au travers d’une de mes recherches, à paraître dans la revue Journal of Business Research début 2021, j’ai investigué l’effet réel de l’utilisation des mécanismes de jeux sur le bien-être des employés. J’ai dès lors récolté pendant plusieurs mois des témoignages au sein d’équipes ayant mis en place des pratiques de gamification.
Les résultats sont surprenants. Les pratiques de gamification peuvent non seulement ne pas permettre d’atteindre les objectifs fixés par les managers mais également devenir contre-productives et nuire au bien-être des employés.
Les dérives
Plusieurs éléments peuvent expliquer les effets néfastes de la gamification. Tout d’abord, les concours et jeux étant principalement basés sur les performances des employés, ces derniers peuvent considérer que les managers ne s’intéressent qu’aux performances objectives, comme le nombre de ventes ou le chiffre d’affaires généré, sans tenir compte, ni récompenser la qualité du travail fourni.
Certains employés nous ont confié déplorer que la gamification les amène à perdre le sens qu’ils donnaient à leur métier pour se concentrer uniquement sur les résultats obtenus. Cette perte de sens vis-à-vis du travail accompli a été reconnue par les chercheurs comme une source d’anxiété et de désengagement, qui mènent eux-mêmes à des phénomènes de décompensation comme le burn-out.
Par ailleurs, les jeux ne mettent en évidence qu’une minorité des employés : les gagnants. Les perdants quant à eux ne sont en aucun cas récompensés, malgré les efforts qu’ils ont pourtant pu fournir. Ce manque de reconnaissance peut, au fil du temps, les amener à ne plus considérer les concours organisés par leur entreprise. Les perdants se sentent pointés du doigt et considérés comme des éléments ralentissant le succès de l’équipe, ce qui dégrade l’ambiance de travail, pourtant essentielle pour le bien-être des collaborateurs.
Enfin, la participation aux concours et aux jeux est souvent imposée par les managers, voulant améliorer l’ambiance et les performances de l’équipe. Cette obligation peut donner lieu à un sentiment de réactance de la part des employés, c’est-à-dire un rejet systématique d’une pratique jugée comme étant imposée par la hiérarchie.
Durant notre étude, de nombreux témoignages ont mis en évidence ce rejet en pointant la volonté des managers d’appliquer un contrôle plus important sur leurs performances via le système de récompenses. Ce manque d’autonomie réduit la satisfaction des employés vis-à-vis de leur travail.
Des solutions ?
Les résultats de mes recherche indiquent dès lors que la gamification ne peut pas être considérée comme une solution infaillible pour améliorer le bien-être en entreprise. Cependant, les dérives décrites peuvent être évitées par une meilleure compréhension des effets psychologiques en jeu. Sur base de ma recherche, je propose trois solutions permettant de créer un environnement de travail motivant via l’utilisation de la gamification.
Tout d’abord, je conseille aux managers désirant mettre en place des pratiques de gamification au sein de leurs équipes de démultiplier les indicateurs permettant de progresser dans le concours ou le jeu. En effet, cela permet aux employés de choisir leur indicateur de performance et d’identifier les axes qu’ils doivent améliorer. Par exemple, certaines entreprises proposent des concours récompensant les employés générant le plus de ventes mais également ceux révélant les taux de satisfaction client les plus élevés. D’autres managers n’hésitent pas à également inclure des indicateurs qui ne sont pas liés à l’activité commerciale, comme le nombre de pas parcourus ou le nombre de calories dépensées sur la journée.
Ensuite, je recommande de mettre en évidence tous les succès, même lorsqu’ils paraissent mineurs. Les jeux et concours ne doivent pas seulement récompenser les employés démontrant les meilleures performances mais également reconnaître le progrès et les efforts fournis par tous les participants. Pour cela, certaines entreprises ont inclus dans leur programme de gamification des récompenses pour les employés ayant montré une forte progression.
Enfin, la mise en place de la gamification doit s’inscrire dans une stratégie globale de l’entreprise visant à créer un environnement de travail plaisant. Elle doit être préparée en concertation avec les employés afin de maximiser son adoption. Pour cela, certains managers intègrent les employés dans la création des jeux et concours, leur permettant d’identifier les règles, les indicateurs de performances et les récompenses qui seront mises en place.
Si la gamification est devenue une tendance de plus en plus adoptée par les managers, elle doit faire l’objet d’une réflexion lors de son développement et de son intégration afin de créer une réelle valeur ajoutée pour les employées. Dans le cas contraire, les concours et les jeux risquent d’être perçus comme un élément de contrôle de l’entreprise, diminuant dès lors le bien-être des employées et les performances des équipes.
Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche " Uncovering the dark side of gamification at work : Impacts on engagement and well-being " à paraître dans la revue Journal of Business Research en janvier 2021.
Thomas Leclercq est professeur assistant en marketing, IESEG School of Management (LEM-CNRS 9221), Head of Marketing Management Major, IÉSEG School of Management