En quelques années, Sorare s’est imposé comme un champion mondial du «fantasy sport» et des NFT. Après avoir séduit des clubs de football comme le Paris Saint-Germain, l’Olympique de Marseille et le Real Madrid, l’entreprise tricolore avait changé d’envergure en nouant des partenariats avec la NBA et la MLB aux États-Unis.
Au-delà de sa croissance fulgurante, Sorare s’était distingué en 2021 avec une série B XXL de 680 millions de dollars qui avait propulsé sa valorisation à 4,3 milliards de dollars. Mais tout n’a pas toujours été rose pour la licorne française, qui a été notamment confrontée aux soubresauts du marché dans le Web3. L’an passé, elle avait également réduit son équipe américaine pour se recentrer sur Paris.
Dans ce contexte, où en est Sorare ? Maddyness a rencontré Nicolas Julia, le patron de la société, pour faire le point.
MADDYNESS – Avec ses nombreux partenariats et une série B spectaculaire de 680 millions de dollars en 2021, Sorare a rapidement marqué les esprits dans la tech française et au-delà. Mais ces dernières années, vous vous faisiez plus discret. Il y a notamment eu une réduction des effectifs aux États-Unis l'an passé et une réorganisation au siège à Paris.
Était-ce une période de transition pour se replonger dans l'opérationnel ?
NICOLAS JULIA – Effectivement, il y a eu plusieurs phases ces dernières années dans la vie de Sorare. Avec cette levée de fonds importante en 2021, nous nous sommes équipés pour acheter des droits sur un marché exclusif. Pour devenir un leader mondial, on avait besoin d'avoir non seulement le bon produit, la bonne traction, et la bonne vision, mais aussi d'avoir les moyens financiers de géants américains qui nous concurrencent sur ces droits.
Aujourd'hui, nous avons un portefeuille de partenaires qui est le plus profond dans l'industrie du jeu et des jeux de sport en général. Nous avons plus de 300 partenaires à travers le monde, dont la NBA, la MLB, la Premier League et toutes les principales ligues de foot. Même un géant des jeux vidéo comme Electronic Arts n'a pas cette profondeur-là avec la NBA et la Premier League côte-à-côte par exemple.
On a bien évidemment fait évoluer le produit en amenant plus de fonctionnalités, en essayant aussi de gommer la complexité qui peut être amenée quelquefois par le Web3 pour rendre le produit encore plus grand public. Cette année, nous allons être un peu plus visibles à l'externe, notamment d'un point de vue marketing.
«Quand on crée un nouveau marché, on gêne des acteurs existants»
Vous évoluez sur un marché où la concurrence est rude, avec des acteurs qui ne sont pas forcément ravis de votre présence. Je pense notamment à la FDJ qui n'a pas vu d'un bon œil les premières dispositions du projet de loi destiné à réguler votre activité.
N'est-ce pas trop compliqué de naviguer dans une sorte de zone grise, avec un environnement qui n'est pas très clair et un lobbying intense de grands acteurs qui ne vous portent pas très haut dans leur cœur ?
Nous avons toujours eu la volonté de collaborer avec les régulateurs pour construire un cadre qui offre des protections mais qui donne aussi un minimum de flexibilité aux acteurs innovants pour se développer. Dès le début de la société, j'étais allé à la rencontre des régulateurs en France mais aussi sur les principaux marchés, ça a toujours été dans notre ADN.
Quand on crée un nouveau marché, on gêne des acteurs existants. En réalité, on ne va pas capter une partie de leur business, on va étendre le gâteau. Mais ce n'est pas forcément perçu comme ça. Et donc, comme vous l'avez souligné, on fait face à un lobby très puissant des jeux d'argent. C'est un lobby qui a du pouvoir en France. Des décrets doivent être publiés bientôt et on espère qu'ils permettront aux acteurs qui y évoluent de se développer. Il faut que chacun y trouve son compte ! Nous espérons que ce sera pas du temps perdu pour tout le monde.
Les échanges avec les régulateurs sont-ils constructifs ? Est-ce plus complexe en Europe ?
En tant qu'entrepreneurs, nous nous attachons aux faits. Sur le Web3, on va voir entre guillemets de quel côté on se trouve. Sachant qu'on sait qu'il y a un vent d'accompagnement de l'innovation un peu partout à travers le monde, on espère que notre pays, où on a notre siège social et la volonté de créer de la valeur, se dotera d'un cadre. Je le répète : on ne demande pas des folies, on demande un cadre équilibré. Donc voyons comment les conversations évoluent dans les semaines à venir.
«Les États-Unis constituent un marché déjà important et qui va l'être encore davantage pour nous à l'avenir»
La priorité se situe plutôt en Europe ou aux États-Unis ?
Si on regarde les différents pays et la répartition de notre chiffre d'affaires, le Royaume-Uni et les États-Unis arrivent en tête, puis ensuite l'Allemagne et la France. Les États-Unis sont un marché qui est déjà important pour nous et qui a un potentiel énorme pour nous demain car notre produit est construit autour de deux piliers. D'un côté, il y a une marketplace de cartes qui représentent des athlètes, et de l'autre un jeu de fantasy sport. Ce sont deux marchés qui sont très très importants aux États-Unis avec des sociétés qui pèsent des milliards là-bas sur chacun de ces deux piliers.
De notre côté, nous avons créé une catégorie en alliant ces deux marchés avec un twist : cette amplification unique qui est la propriété numérique, le fait de vraiment posséder ces cartes, de pouvoir les revendre, et ainsi de suite. Donc clairement, les États-Unis constituent un marché déjà important et qui va l'être encore davantage pour nous à l'avenir.
Concernant le marché américain, c'est peut-être l'occasion de clarifier ce qu'il s'est passé l'an passé avec la réduction de la voilure dans le bureau new-yorkais. Pourquoi avez-vous décidé de supprimer des effectifs au sein de votre équipe américaine ?
C'était une décision 100 % opérationnelle, car j'avais besoin de mieux capitaliser sur tout ce qu'on avait appris sur le foot à Paris pour les équipes qui développaient les sports US. Donc j'ai rapproché les équipes produit et marketing, au même étage, et cela nous a beaucoup aidé de travailler ensemble. Et plus d'un point de vue géographique, nous avons gardé des équipes à New York parce qu'il y a des besoins en termes de support avec les fuseaux horaires et de business development, mais aussi pour rester à proximité avec les ligues américaines.
«Chez Sorare, si tu n’utilises pas l’IA pour aller plus vite et plus fort, cela va poser un problème»
Au-delà du marché américain, quels sont vos principaux chantiers pour les prochains mois ?
Nous avons deux gros chantiers. Il y a un gros chantier de simplification de l'expérience utilisateur pour les nouveaux arrivants autour d'un nouveau mode de jeu sur lequel on n'a pas encore communiqué, mais qui va être basé autour de cartes gratuites contenues dans des packs, avec un système de pack opening sur une base régulière. C'est un projet que nous testons aujourd'hui en interne et auquel nous croyons beaucoup. On peut voir cela comme une académie pour les managers de Sorare afin d'apprendre et profiter du jeu de manière plus simple.
Quant au deuxième chantier, que nous avons déjà commencé à exécuter depuis quelques mois, c'est celui de l'éditorialisation de notre produit, notamment via les cartes. Sur une base mensuelle dans un premier temps, et demain sur une base hebdomadaire, l'idée est de sortir des cartes en édition limitée dans le cadre de collaborations avec des créateurs. Ça peut être dans l'univers de la mode ou de l'art. Par exemple, nous avons créé des cartes en édition limitée pour le lancement de la ligue japonaise avec un artiste dans l'univers des mangas. C'est un axe auquel je crois beaucoup depuis le début, il y a un potentiel très fort.
L'IA apparaît-elle aussi comme un levier pour accomplir cette vision ?
Pour progresser chez Sorare, si tu n’utilises pas l’IA pour aller plus vite et plus fort, cela va poser un problème. Tous nos métiers l’utilisent. C’est le cas pour le support et la programmation avec les copilotes pour accélérer le développement informatique, mais aussi dans les métiers créatifs, le marketing et le design où l'IA est un véritable assistant pour fournir plus d’idées et prototyper.
«Nous avons un horizon de retour à la profitabilité dans les 12 à 18 mois»
Sorare est déjà positionné sur plusieurs sports. De nouvelles verticales sont-elles au programme à court terme ?
Nous sommes en relation avec toutes les principales ligues de sport du monde depuis des années. Mais quand on lance un nouveau sport, on doit le faire avec toutes les conditions de succès. Sorare, c'est un produit qui est encore jeune.
Grâce à l'accélération qu'on a su créer, nous avons suscité un intérêt qui nous a conduit à signer et accumuler très rapidement des partenaires et des sports, peut-être dans un rythme plus rapide que ce que nous avions prévu. Il fallait une phase de transition pour digérer tout ça, mais on a encore beaucoup à faire pour amener nos 300 partenaires à un niveau de produit qui soit digne de l'ambition que nous avons pour eux.
Sur un tel marché, il faut évidemment beaucoup d'argent pour faire la différence. Dans ce sens, vous aviez bouclé une série B de 680 millions de dollars en 2021. Reste-t-il encore de l'argent de cette levée ou est-ce le moment de lancer une série C dans les prochains mois ?
Quand nous avons bouclé cette série B, il y avait évidemment cette volonté d'aller acquérir des droits qui étaient indispensables à la croissance de notre business. Il y avait aussi la volonté de se protéger contre d'éventuels cycles, comme des retournements de marché, pour pouvoir voir sur le long terme. Et je pense que ce qui s'est passé d'un point de vue macro-économique a confirmé cette intuition.
Aujourd'hui, nous avons un horizon de retour à la profitabilité dans les 12 à 18 mois, avec un plan très clair qui ne repose pas sur le recours à une éventuelle série C. Ceci étant dit, on est en contact constant avec différents fonds, que ce soit dans l'écosystème Web3 ou ailleurs, qui manifestent de l'intérêt à notre égard.
«Entrer en Bourse est effectivement l'une des voies de développement pour nous»
A défaut de boucler une levée de fonds, songez-vous à avoir recours à de la croissance externe prochainement pour ajouter des briques d'innovation que vous n'avez pas en interne ? Il y a des acteurs comme Sorare Data qui se sont appuyés sur Sorare pour construire leur business par exemple.
Depuis le premier jour, c'est l'engagement de la communauté qui est notre force principale. C'est notre North Star depuis le début. Quand on parle de communauté, on parle aussi de ce qu'eux-mêmes peuvent créer. Vous avez mentionné Sorare Data, mais il y a beaucoup d'autres projets qui se sont construits autour de Sorare. Et l'un de nos enjeux stratégiques de cette année, qui est un peu transversal entre le marketing, le produit et la finance, c'est de regarder comment on peut mieux capitaliser sur notre ADN Web3 pour mettre en avant la communauté et leur potentiel créatif.
Aujourd'hui, nous sommes sur une blockchain, sur une implémentation privée, ce qui complexifie un peu la tâche pour tous les gens qui veulent créer des applications ou des jeux au-dessus de l'écosystème Sorare. D'ici la fin de l'année, il y a de fortes chances que nous évoluons vers une blockchain d’implémentation publique. Je pense que cela va favoriser grandement le développement d'écosystèmes ouverts de jeux et d'applications à côté de Sorare.
Ces dernières années, le Web3 a connu beaucoup de hauts et de bas. Comment maintenez-vous le cap face aux fluctuations du marché ?
Avec mon associé Adrien (Montfort, ndlr), qui était déjà dans l'écosystème Web3 avant Sorare, nous avons vu de nombreux cycles très marqués à la hausse comme à la baisse. Je pense que ça a aussi ancré une partie de la manière dont on pilote la société aujourd'hui.
Ce qu'il faut avoir en tête, c'est que la grande majorité des gens qui arrivent sur Sorare ne savent pas qu'il y a une blockchain en-dessous. Ce qu'ils voient, ce sont les bénéfices, notamment le côté ludique. Ils comprennent que la carte est numérotée et authentifiée, et qu'ils peuvent la revendre. Donc toutes ces fonctionnalités qui sont amenées par le Web3, ils les comprennent et je pense que c'est l'une de nos grandes forces. Nous avons la chance d'avoir l'un des rares cas d'usage concrets qui amènent de la propriété numérique. Nous, on le fait autour du sport avec une couche de gaming autour. Aujourd'hui, on ne dépend plus des fluctuations du marché et je pense que c'est une très bonne chose.
Votre approche peut intéresser des acteurs, à l'image de mastodontes comme Electronic Arts. Est-ce que vous avez reçu des marques d'intérêt pour un éventuel rachat de Sorare ?
A plusieurs reprises depuis le début de l'histoire, il y a eu des acteurs qui nous ont approchés. Mais ma volonté, c'est de construire un acteur indépendant, français, puissant et qui a les moyens de réaliser ses ambitions par lui-même. Cela ne veut pas dire qu'on ne va pas faire des partenariats, qu'on ne va pas écouter bien sûr, mais je pense que c'est la volonté que nous avons aujourd'hui. Notre ambition est de développer un groupe indépendant, innovant, français et avec les moyens de ses ambitions.
Plutôt qu'un rachat par un grand groupe, la finalité n'est-elle donc pas d'aller en Bourse d'ici cinq ans ?
Je pense que c'est effectivement l'une des voies de développement pour nous.
«Nous n'avons pas encore une culture de «give back» en France et en Europe»
Sur un registre plus personnel, vous avez rejoint «Project Europe», une initiative lancée par le podcasteur et investisseur londonien Harry Stebbings pour faire émerger une nouvelle génération d'entrepreneurs européens entre 18 et 25 ans. Qu'est-ce qui vous a séduit dans cette initiative?
Premièrement, je pense qu'Harry Sabbings est un investisseur de grand talent. Et puis je partage sa volonté d'insuffler un élan d'optimisme en Europe et d'aider tous les esprits optimistes, ambitieux, et notamment la nouvelle génération, en leur donnant les moyens et le réseau de réaliser leurs ambitions. Ce que je regrette, c'est que nous n'avons pas encore une culture de «give back» en France et en Europe.
Parfois, est-ce qu'il ne manque pas un peu d'optimisme dans la French Tech ?
Il y a un truc un peu français de bien aimer se dénigrer tous seuls. C'est l'effet Poulidor. On aime bien taper quand ça marche, chercher la petite bête, et puis quand ça ne marche pas, on aime bien taper encore plus fort. Sur LinkedIn, c'est parfois un peu désolant mais ce n'est pas grave.
Quand on entreprend, on ne le fait pas pour ce que les gens pensent, mais par conviction profonde. C'est parce qu'on a envie de construire quelque chose pour ses utilisateurs, pour créer de la valeur et de la richesse pour ses employés et ses investisseurs, et enfin pour son écosystème au sens très large. C'est cela qui doit être le moteur, et non pas les commentaires dont il faut apprendre à se détacher. Ce n'est pas facile mais c'est un apprentissage.