Depuis quelques semaines, un phénomène remarquable a submergé les réseaux sociaux : l’invasion d’images générées par la dernière mise à jour de ChatGPT-4.0 d’OpenAI, imitant le style emblématique du studio Ghibli, fondé par le réalisateur et conteur japonais Hayao Miyazaki. Le buzz a été immédiat. Et l’accueil  enthousiaste : chacun y va de son portrait, et l’on parle désormais d’un véritable “effet Ghibli”.

Très vite, un débat polémique s’est installé, à juste titre : violation du droit d’auteur, exploitation des données personnelles des photos traitées... Sans rémunération ni autorisation des artistes. Au-delà des enjeux légaux, une réflexion philosophique s’impose aussi : quelle est la place de la création artistique face à l’imitation par l’IA ? Et qu’implique la répétition d’un motif qui, à force d’être copié, peut supplanter l’original ? En privilégiant la reproduction standardisée à l'œuvre unique qui l’a inspirée, l’accès instantané aux images prime sur son authenticité, surtout lorsqu’elles nourrissent un narcissisme bien connu sur les réseaux sociaux.

Mais étrangement, un autre débat, plus souterrain, plus tacite, reste éclipsé par le coup de projecteur sur ces interrogations balisées autour de la propriété intellectuelle et du sens d’une œuvre. On s’enthousiasme – ou l’on s’indigne, c’est selon – des possibilités techniques de ces réappropriations, sans jamais questionner un point pourtant évident : pourquoi Miyazaki précisément ? Pourquoi un tel engouement soudain ? Libre à chacun de juger si l'effet Ghibli est fidèle au style du réalisateur, mais il reste frappant que presque personne ne s’interroge sur cette adoption esthétique virale. Et si, en réalité, ce style de dessin et d’animation véhiculait quelque chose de plus profond ?

Une imagerie lisse et inoffensive

En effet, que voit-on ? Des paysages radieux, des ambiances oniriques et, surtout, ces autoportraits des utilisateurs aux visages doux et ronds, surgissant comme un enchantement gracieux et avenant. On assiste à l’émergence d’une imagerie sans rugosité, sans ambivalence. Un style visuel où tout est beau, où tout est gentiment magique. Certes, le studio Ghibli a produit des œuvres aux tonalités variées, mais ce qui domine dans la popularité des images générées par l’IA d’OpenAI, c’est la reproduction de ses aspects les plus inoffensifs : des décors pleins de charme, des visages enfantins – précisément parce qu’il s’agit d’adultes – et lumineux. Un esthétisme bucolique, où douceur et harmonie traduisent la nostalgie d’un environnement sans heurts, où la laideur et la complexité de l’existence sont écartées au profit d’une esthétique rassurante. 

Une manière de gommer la rudesse du réel et d’aseptiser le monde à travers un dessin qui lisse chaque trait d’une physionomie figée dans une expression de bonheur léché, prémâché et, osons le dire, un brin tarte.

Un monde de bons sentiments et de mièvrerie

Car ce qui frappe dans ces images numériques, c’est leur conformisme émotionnel : tout est bienveillant, coloré, douillet. Elles flattent une sensibilité qui s’abandonne à une vision des intéractions ultra-normée, sans aspérité. Un besoin soudain de douceur dans ce monde de brutes qu’incarnent les réseaux sociaux ? Ou le signal fort d’une époque en quête de cocons rassurants ? Rien n’est moins sûr. 

Le problème n’est pas d’apprécier l’esthétique du studio Ghibli – là aussi  chacun est libre de ses goûts, et les œuvres de Miyazaki restent uniques –, mais de voir comment son appropriation par l’IA générative enferme l’image de soi dans un carcan de gentillesse. Une norme qui se propage, excluant le trouble, le bizarre, la curiosité, l’originalité, et devenant ainsi un instrument d’uniformisation visuelle. 

Faisons l’exercice inverse : peut-on imaginer le même effet Ghibli avec des artistes comme Francis Bacon, avec ses visages déformés, ses corps tordus et ses couleurs violentes, une plongée dans l’angoisse humaine ? Impossible. Pourrait-on utiliser Egon Schiele, avec ses figures anguleuses, ses nus torturés, ses traits saccadés qui expriment le malaise et la tension charnelle ? Certainement pas. Ou encore Hieronymus Bosch, avec son univers grouillant de monstres hybrides, de scènes grotesques et d’allégories du vice ? Encore moins. Ces contre-exemples nous permettent d'apercevoir ceci : le phénomène Ghibli est surtout un effet puritain visuel, un moralisme prude et pudibond qui, à travers sa mièvrerie flatteuse, révèle une vision morale sous-jacente dans ce phénomène de propagation.

Une esthétique au service d’une morale numérique

C'est une logique de moralisation subtilement véhiculée à travers la technologie, de manière plus ou moins consciente, qui nous rappelle que le numérique est avant tout un dispositif socio-technique servant de régulation sociale, même dans ses codes esthétiques. 

En répliquant à grande échelle ces représentations idéalisées, il instaure un cadre où la diversité des expressions et des émotions – puissants vecteurs de normes sociales – est progressivement réduite au profit d'une conformité qui édulcore, en apparence, les tensions, les contradictions et, disons-le, la réalité brute des interactions sociales sur les réseaux. C’est la morale de l’adoption "en douceur" des technologies d'intelligence artificielle. 

L’ironie réside dans le fait que ce type de contenu, qui semble innocent à première vue, diffuse en réalité une vision unidimensionnelle d’un soi-disant bien-être, d’un bonheur attendrissant, au sein même d’un espace virtuel pourtant agressif. Avec l'effet Ghibli, on en viendrait presque à oublier que ce monde numérique est aussi celui des bulles de filtres, des bulles génératives, des fake news, de la haine, des injures et des discriminations technologiques qui prospèrent sur les réseaux sociaux.

La moyennisation des contenus : un risque pour le secteur culturel

Le phénomène est, en vérité, la nouvelle version d’un conte moral publicitaire très habile, bien rôdé, dont il ne faut pas oublier qu’il sert avant tout la promotion d’OpenAI, en facilitant l’adoption ludique de ses outils d’IA générative. 

Mais derrière cette mise en scène séduisante se cache un principe fondamental : la logique des grands modèles de langage (LLM) repose, entre autres, sur un mécanisme de moyennisation - production de contenus lissés, récurrents, prévisibles. Cette mécanique pourrait engendrer un effet collatéral préoccupant dans les mondes entrepreneurial, culturel et créatif : une tendance du public à rejeter spontanément des stéréotypes perçus comme artificiels. 

Les studios Ghibli pourraient en faire les frais. Leur œuvre, pourtant dense et singulière, risque d’être réduite à quelques traits iconiques aisément récupérables, jusqu’à provoquer une lassitude esthétique, comme on se détourne d’un style passé de mode. La morale de ce joli conte mériterait alors réflexion : à quoi bon s’embarrasser de la complexité des droits d’auteur, quand l’IA peut vous offrir un monde adorable, grâce à Miyazaki, qui vous rend tellement mignon et inoffensif ?