Dans le monde du capital-risque, les fonds français, dans leur grande majorité, misent sur les startups de l’Hexagone et du Vieux Continent. Mais il ne reste qu’une poignée de VC tricolores une fois que l’on dépasse les frontières européennes. Et quand c’est le cas, ce sont les États-Unis et le Moyen-Orient qui sont privilégiés, mais très rarement l’Afrique. Pourtant, avec un écosystème tech qui prend de l’ampleur, une expertise de pointe dans des secteurs comme la fintech et l’e-commerce, et une proximité immédiate avec l’Europe, le continent africain a des arguments à faire valoir.
Parmi les acteurs majeurs du capital-risque sur la place parisienne, deux se sont surtout distingués ces dernières années en misant sur l’Afrique : Partech et Breega. Le premier nommé a dégainé dès 2018 un fonds de 125 millions d’euros, avant d’en mettre un autre sur orbite de 245 millions en 2023. Quand au second, il a lancé l’an passé un véhicule d’investissement de 75 millions d’euros. Ben Marrel, Founding Partner de Breega, et Vincent Previ, Managing Director de l'accélérateur Chapter54 de Partech, étant de la partie au Gitex Africa de Marrakech, Maddyness est allé à leur rencontre pour comprendre leur approche sur le marché africain… et donner envie à d’autres acteurs français de l'investissement de les suivre de l’autre côté de la Méditerranée ?
«On est potentiellement à un turning point en Afrique»
Pour les deux investisseurs, c’est maintenant qu’il faut aller en Afrique, sans attendre, au risque de rater le coche. Car si les investissements des fonds de capital-risque sont encore très loin des échelles atteintes en Europe (seulement 3,1 milliards d’euros levés par les startups africaines en 2024, selon Partech Africa), l’écosystème tech de l’autre côté de la Méditerranée est en train de se mettre en ordre de bataille. «En Europe, il y a eu un faux départ après l’explosion de la bulle internet en 2000, puis il y a eu une belle croissance. De son côté, l’Afrique débute maintenant en quelque sorte. Certes, la taille de l’écosystème est très petite par rapport à la taille du continent, mais les choses sont en train de changer. On est potentiellement à un turning point en Afrique», estime Ben Marrel de Breega.
En effet, l’investisseur tricolore observe avec optimisme le dynamisme de la diaspora africaine, avec des pays comme le Maroc, qui est un grand pourvoyeur d’ingénieurs de haut vol avec un excellent niveau en mathématiques. «Il y a beaucoup de primo-entrepreneurs, notamment avec une population qui revient. Il y a des Africains qui se sont éduqués en France, aux États-Unis ou en Angleterre qui reviennent dans leur pays pour créer leur startup. Et puis je reste persuadé que des corporates internationaux iront chercher des relais de croissance en Afrique. L’industrie du private equity est aussi en train de se structurer. A notre niveau, nous avons mis tous les ingrédients pour que ça marche», assure le co-fondateur de Breega.
Par bons ingrédients, Ben Marrel fait évidemment référence au fonds de 75 millions d’euros lancé en juin 2024. Baptisé «Breega Africa Seed I», ce véhicule d’investissement vise à investir dans des jeunes pousses basées au Nigeria, en Égypte, en Afrique du Sud et au Kenya, mais aussi dans plusieurs pays d’Afrique francophone comme le Maroc, le Sénégal, la Côte d'Ivoire et le Cameroun. Quant aux domaines ciblés, ils font écho aux défis à relever pour le continent africain : l’agriculture, l’éducation, la santé, la finance, l’assurance, l’immobilier ou encore la logistique. Le tout avec deux antennes : l’une à Lagos, au Nigeria, et l’autre au Cap, en Afrique du Sud. Avant une troisième au Maghreb ? «On s’apprête à signer un premier deal au Maroc», réjouit l’investisseur français. Ce dernier n’a d’ailleurs jamais manqué une édition du Gitex Africa à Marrakech depuis sa création il y a deux ans.
«Le Maroc est l’une des locomotives de l’Afrique dans la tech»
S’il n’est pas encore au niveau du Nigeria, leader du continent africain en matière de levées de fonds (499 millions d’euros en 2024, selon Partech Africa), le royaume d’Afrique du Nord monte en puissance depuis la sortie de la pandémie de Covid-19. Le Maroc a ainsi intégré l’an passé le Top 10 des pays les plus dynamiques du continent au niveau des investissements dans les jeunes pousses africaines. «Le Maroc est l’une des locomotives de l’Afrique dans la tech. Quand je vois le chemin parcouru par l’écosystème marocain, avec corporates qui jouent davantage le jeu, c’est impressionnant. Ce qui me plaît ici, c’est que tous les entrepreneurs ont une double culture : tech et corporate», souligne Vincent Previ, qui gère le programme Chapter54, lancé par Partech et KfW pour aider les scaleups européennes à traverser la Méditerranée pour réussir leur expansion africaine.
Dans ce contexte, il n’est pas question pour l’investisseur français de rater une édition du Gitex Africa à Marrakech. «C’est un vrai rendez-vous pour le Maghreb et une grosse partie de l’Afrique. Il n’y a que l’Afrique du Sud qu’on ne voit pas», observe-t-il. Avant d’ajouter : «Ce qui est précieux, c’est qu’il s’agit de la seule ville où on peut aller à l’événement, à un side-event ou à l’hôtel en faisant tout à pied.» Cerise sur le gâteau, Vincent Previ a même eu l’opportunité de participer à l’émission de radio marocaine «Momo Morning Show» durant cette semaine à Marrakech. «C’est l’équivalent de Difool sur Skyrock, c’était assez improbable et drôle», lance-t-il avec le sourire.
Ben Marrel apprécie aussi le cadre de Marrakech pour le Gitex Africa. «C’est probablement l’un des meilleurs événements tech en Afrique. Il y a pas mal d’Africains de beaucoup d’écosystèmes qui sont là. Dans d’autres événements, ce sont plutôt des écosystèmes localisés. Et puis le Maroc est très proche de l’Europe, c’est une destination touristique. La Royal Air Maroc vole à peu près partout et l’infrastructure hôtelière est très vaste», indique-t-il. Au passage, le co-fondateur de Breega se réjouit de pouvoir compter sur un nouveau Partner marocain, qui a lancé Uber en Egypte. «Mais il convient de noter que le show n’est pas que dans une seule ville au Maroc concernant la scène tech. Au Kenya, ça se passe à Nairobi. En Égypte, ça se passe au Caire. Mais au Maroc, il y a des choses intéressantes à Marrakech, Casablanca ou encore Tanger», complète Vincent Previ.
«On ne peut pas faire comme si ça n’existait pas»
S’ils apprécient la vitalité des écosystèmes africains, notamment l’Égypte, «un pays fantastique» aux yeux du patron de Chapter54, les deux investisseurs sont néanmoins conscients des défis qui restent à relever pour l’Afrique afin de peser pour de bon sur la scène mondiale de la tech. «Pour miser sur l’Afrique, il faut déjà pouvoir lever afin d’investir sur le continent. C’est là que le bât blesse. Il est difficile d’aborder les risques liés au venture et les risques liés à l’Afrique, donc peu de fonds veulent s’y frotter. Et puis il existe un point d’interrogation sur l’exit», analyse Ben Marrel. «L’écosystème africain est moins mature que l’écosystème européen. Toutes les initiatives sont les bienvenues pour faire grandir l’écosystème africain», ajoute Vincent Previ. Autrement dit, il faut davantage de capitaux fléchés par l’Afrique pour que son écosystème tech reflète la taille de son continent.
En tout cas, les planètes semblent en train de s’aligner pour que le continent prenne son envol, malgré des freins à ne pas négliger comme l’instabilité de certains pays (Soudan, Centrafrique, Mali…). «Il y une belle créativité dans les projets et les Africains font preuve de résilience. S’ils n’arrivent pas à passer par la porte, ils passent par le fenêtre ou la cheminée. Il y a des boîtes qui mettent du temps à démarrer, car la plupart débarquent sur des secteurs où tout est à faire. Mais ça devient vraiment magique au point d’inflexion», estime le co-fondateur de Breega. «Si on ne prend que le Nigeria, il y a plus de naissances là-bas que sur l’ensemble de l’Union européenne. Le seul truc qu’on ne peut pas faire, c’est faire comme si ça n’existait pas», met en garde Vincent Previ à ceux qui se montrent frileux pour se lancer en Afrique. Partech et Breega ont montré la voie de l’autre côté de la Méditerranée. Les autres acteurs tricolores du capital-risque vont-ils s’engager dans leur sillage ? Éléments de réponse dans les prochaines années.