Près d’une centaine de décideurs en ressources humaines de grandes organisations étaient réunis par le Cercle Humania il y a quelques jours dans les salons de l’Hôtel des Arts et Métiers pour écouter les réflexions de Jean-Dominique Senard, ancien patron de Michelin, actuel président du conseil d’administration de Renault et figure emblématique du capitalisme responsable. Il a dressé un portrait sans concession de l'état actuel du monde du travail, tout en offrant une vision optimiste des solutions à mettre en œuvre.
"Nous sommes face à un paradoxe saisissant, a déclaré Jean-Dominique Senard en ouverture. "Alors que les sondages d’opinion décrivent le sentiment de défiance vis-à-vis des institutions, l'entreprise s'en sort plutôt bien, puisqu’elle est associée à des valeurs positives comme l’innovation, qui permet d’apporter des solutions concrètes et quotidiennes (nourrir, soigner…) etc. Cependant, nous assistons à une forme de détachement de nos contemporains envers le travail qui le voient souvent comme une contrainte, et je ne parle pas nécessairement des plus jeunes. Le travail n’est plus au cœur des préoccupations", a-t-il ajouté.
Le secteur public, “au bord de la déprime totale”
Ce constat a été étayé par des chiffres éloquents : "il y a aujourd'hui en Europe de manière générale, mais en France en particulier, environ 25% de nos contemporains qui considèrent que le travail est important dans leur vie. Ce chiffre s’élevait à 60 % il y a 30 ans. Par ailleurs, ils sont désormais plus de la moitié - 55-56 % - à considérer que le salaire est l’élément le plus important. Il y a quelques années, c'était quand même beaucoup moins. En résumé, l’entreprise est plébiscitée, mais le travail pose question."
Pour l’homme d’affaires, cette évolution doit évidemment conduire à réfléchir au poids des processus internes, à la démultiplication des normes, à la verticalité ou encore à l’instauration de la liberté d’action comme principe fondamental… Cette évolution soulève surtout un défi majeur pour les entreprises, mais aussi pour l'ensemble de la société puisque, selon lui, le problème dépasse largement le cadre du secteur privé. "Le secteur public en France est, de ce point de vue là, au bord de la déprime totale. Les témoignages sont édifiants. Nous avons, aujourd’hui en France, une fonction publique très souvent démotivée, parce qu’elle a été déresponsabilisée".
Le dirigeant n'a pas hésité à étendre son analyse, fruit d'un travail collaboratif mené avec Sophie Thierry dans le cadre du rapport des Assises du travail commandé par l’ancien ministre du Travail Olivier Dussopt. Il établit un lien direct entre le détachement croissant à l'égard du travail et la défiance grandissante envers les institutions, pointant du doigt un triptyque de carences fondamentales : le manque de respect, d'écoute et de reconnaissance. “Cela nous a été rapporté par l’ensemble du corps social français. Il y a là, qu’on l’entende ou non, un véritable sujet”, observe Jean-Dominique Senard. “Dans les manifestations de lutte contre la réforme des retraites, une partie des manifestants étaient effectivement là pour les retraites, mais la majorité était là pour témoigner d’un sentiment de déclassement et du besoin d’être écouté et entendu.”
Responsabilisation, raison d’être et reconnaissance
Face à ce constat, Jean-Dominique Senard a néanmoins tenu à proposer des pistes concrètes pour inverser la tendance. Selon lui, la clé réside dans la responsabilisation : “La solution, la voie, c'est la responsabilisation et c’est très difficile à mettre en œuvre. Peu d’organisations vont au fond du sujet en mettant en place des systèmes et des cultures qui permettent véritablement et de façon pérenne cette responsabilisation. La responsabilisation requiert du courage et du temps, tant pour ceux qui reçoivent les responsabilités que pour ceux qui les donnent. Pour un manager, cela signifie passer du principe de commander le matin, superviser l'après-midi et contrôler le soir à un système où le manager devient "développeur de talents" qui se sentent alors responsables de résoudre les problèmes de l’équipe pour atteindre les objectifs qu’il ou elle lui a fixés.”
Devant une assemblée silencieuse, Jean-Dominique Senard a mis en lumière les effets bénéfiques indéniables de ce changement de paradigme sur les performances de l'entreprise. Il a souligné comment la responsabilisation, adossée à la quête de sens, transforme en profondeur la dynamique organisationnelle, stimulant l'innovation, l'engagement et la productivité.
“Ce travail chez Michelin m’a pris 8 ans. C’est celui qui m’a le plus porté parfois même terrorisé. Si ça a fonctionné c’est parce que l’entreprise portait le sens du travail à un tel niveau que les choses se faisaient presque toutes seules, a-t-il expliqué avant de poursuivre : la raison d’être c’est le sens collectif. C’est ce qui permet, dans une entreprise, de comprendre, d’où l’on vient, où l’on va, quelles sont nos racines, quelle est notre étoile polaire. C’est ce qui permet de comprendre ce qui nous distingue des autres.”
À la responsabilisation et la raison d’être s’ajoute, selon lui, la reconnaissance. “Le sens collectif est essentiel, mais pas suffisant. Le sens individuel, quant à lui, se nourrit de la reconnaissance accordée à chaque collaborateur. Cette reconnaissance passe par la responsabilisation”, observe le président du conseil d’administration de Renault.
Les startups appelées à une remise en question
Jean-Dominique Senard a lancé un avertissement sérieux à l'écosystème des startups, remettant en question l'idée reçue selon laquelle ces structures seraient naturellement des havres de paix pour leurs employés. “En ce moment, nous sommes confrontés à une vague alarmante de témoignages provenant des startups françaises. Le traitement des employés y est parfois pire que dans les versions les plus dures du capitalisme anglo-saxon. Ne parlons pas d'humanité ou de responsabilisation dans cet écosystème, car la réalité est souvent bien différente”, a-t-il assuré.
Face à un auditoire composé majoritairement de professionnels des ressources humaines, Jean-Dominique Senard a lancé un véritable appel à l'action : "Vous avez un rôle fondamental à jouer. Vous pouvez porter cet enjeu et sauver ce que nous pouvons sauver dans notre société française qui, aujourd’hui, est malheureuse, notamment pour les raisons que je viens d’évoquer face à vous. Nous avons un peu de chemin, un peu de travail, mais l’espoir est bien là.”