Une révolution cognitive”. Voilà, comment Eric Salobir décrit l’intelligence artificielle, ses évolutions, et les révolutions qu’elles induisent au sein de l’entreprise et de la société. À la tête de la Human Technology Foundation, Eric Salobir prêche la bonne parole aux comité exécutifs et comité de direction pour entraîner une adoption de l’IA éthique, entre inquiétude des salariés de voir leurs métiers disparaître et celle des patrons de ne pas maîtriser ce changement structurel. 

Passionné de technologies depuis l’enfance, Eric Salobir est également prêtre depuis 20 ans. Deux façettes de sa personne qui n’en sont qu’une selon lui : “Les discours du Pape François sur l’intelligence artificielle ne parlent pas du tout de l’Eglise, il évoque la vie des gens, la dignité au travail, l’idée d’une revenu décent et de préserver la démocratie.” C’est pour s’assurer que la société embarque toute la population dans la révolution IA qu'Eric Salobir s’est engagé dans au sein de la fondation laïque HTF. 

Maddyness : L’intelligence artificielle et toutes ses évolutions sont-elles des menaces ou des opportunités ? 

Eric Salobir : Je perçois cette révolution davantage comme une révolution cognitive que comme une révolution industrielle ou même technologique. À l'instar des caractères mobiles d’imprimerie, du codex ou de l’écriture, qui ont toutes été des inventions suscitant l’angoisse.

Prenons l’exemple de l’imprimerie. À l’époque, une inquiétude profonde traversait les esprits : la circulation des textes allait effacer les gardiens du savoir, entraîner une perte de mémoire. Certes, nous avons perdu en mémoire par rapport aux civilisations de l’oralité, mais en revanche, nous avons pris du recul par rapport au texte. En établissant une distance critique avec lui, nous avons pu l'analyser et le comprendre… Une telle révolution a été le terreau du Siècle des Lumières.

Je suis convaincu que nous allons vivre une dynamique semblable. La seule différence réside dans la rapidité avec laquelle cette révolution se déploie. Par le passé, nous avons toujours disposé d'un certain temps pour nous adapter aux révolutions technologiques, économiques ou industrielles. Celles-ci se sont souvent étendues sur l’échelle d’une génération, là où aujourd’hui, nous nous trouvons confrontés à une urgence immédiate. Tout dépendra de notre capacité à pivoter rapidement et à tirer profit des enseignements des révolutions numériques précédentes.

Sommes-nous capables d’adapter notre évolution et notre gouvernance pour nous assurer que nous tirons pleinement parti de nos erreurs ?

M. : Justement, est-ce qu’on est en train, collectivement, de prendre la bonne direction ? À combien de temps évaluez-vous cette adaptation ? 

E.S.: Je distingue trois phases dans l’émergence de l’IA générative. La première phase réside dans un gain de temps, engendrant un premier impact sur la productivité. C’est ce que perçoivent, avec une inquiétude légitime, les salariés soucieux pour leur emploi et les entreprises, mais c’est une vision à court terme.

Vient ensuite une seconde phase, qui doit impérativement s'accompagner de l'augmentation de l'humain et de la transformation – non pas au sens transhumaniste, mais au sens concret, celui de la réinvention des métiers et des emplois.

Les feuilles de route des individus vont se modifier. Certaines tâches seront automatisées. Il faudra alors se réorienter vers de nouveaux horizons et développer des compétences inédites. Ce processus exigera un travail de deuil, mais je suis convaincu que de nombreux métiers évolueront positivement vers des pratiques plus humaines, davantage en interaction avec le client. Toutefois, cela nécessitera une volonté manifeste de l’entreprise pour emprunter cette voie.

"Les entreprises sont responsables"

M.: Comment faire pour éviter que les métiers les moins qualifiés soient écartés de cette révolution, restent des laissés pour compte ? 

E.S. : Je distingue deux scénarios bien distincts. Sur le plan international, certains métiers de service, souvent mono-tâches et aisément automatisables, avaient été délocalisés dans des pays où le coût de la vie est plus modéré. Je pense, par exemple, à Madagascar, à l’Afrique du Nord, ou encore, pour les anglophones, à l’Inde, notamment pour les centres d’appel.

Cela avait permis de créer des emplois, notamment pour les femmes, offrant ainsi une autonomie financière qui a contribué à une réorganisation sociale différente. Cette restructuration est positive, car elle donne de l’agency à des populations plus vulnérables. Il est évident qu’à l’échelle internationale, des solutions devront être trouvées. Je dois admettre qu'à court terme, je n’en ai pas. C'est une préoccupation qui doit rester une vraie préoccupation. 

Quant au Nord-Occident, et en particulier à l’Europe, la situation me semble différente. Une fracture numérique s’impose de manière assez évidente, entre ceux qui adopteront l’IA et ceux qui ne la prendront pas en main. Même ceux qui s’inquiètent pour leurs emplois n’hésitent pas à recourir à l’IA. En Grande-Bretagne, par exemple, 30 % des utilisateurs professionnels d'IA générative financent eux-mêmes leur licence. Certains pratiquent même ce que l’on appelle le « shadow AI », c’est-à-dire qu’ils utilisent l’IA sans en informer leur entreprise. Bien que cette pratique présente des risques, inhérents à son opacité, elle reste néanmoins encourageante. Cela montre que des individus utilisent spontanément cette technologie. Ce n'est pas le cas pour tout le monde, et ce n'est pas uniquement une question de génération.

Il existe un travail à accomplir pour garantir un nivellement par le haut et combler cette fracture numérique, en rassurant, en expliquant et en incitant à l’utilisation. C’est la première étape : embarquer tout le monde dans ce mouvement.

M.: Qui doit assumer cette charge ?

E.S.: Au sein du lieu de travail, la responsabilité est partagée entre les entreprises elles-mêmes, à travers les programmes qu'elles peuvent mettre en place, et les équipes de manière collective. Je crois fermement au mentorat croisé, où ceux qui maîtrisent certaines compétences se rencontrent avec ceux qui, bien qu'à l'aise avec une technologie, n’ont pas nécessairement une connaissance approfondie du métier. Ces échanges doivent être mutuellement enrichissants. Il est essentiel de faire preuve de discernement dans l’utilisation de ces technologies.

Les salariés se sont approprié ces outils de manière intéressante, et il leur revient également une part de responsabilité. Les partenaires sociaux ou les communautés d'entreprises ont un rôle à jouer dans ce processus. Ils peuvent, eux aussi, proposer des initiatives, contribuant ainsi à l'équation, non seulement en revendiquant, mais aussi en accompagnant les transformations.

Enfin, les derniers concernés par cette évolution sont les middle managers, qui traversent une véritable crise d’identité. Ils doivent se réinventer et probablement adopter un modèle moins vertical. Ils ne seront plus les gardiens exclusifs du savoir, et leur rôle évoluera. Bien qu’ils soient moins visibles dans les moments d'incertitude, ils peuvent jouer un rôle essentiel de coach dans l’adoption et l’utilisation de ces nouvelles technologies.

M.: Les entreprises semblent être plus dans la recherche de rentabilité, pour les plus jeunes d’entre elles, dans la recherche de performance financière… L’humain ne semble pas être leur priorité, comment on leur rappelle ces enjeux critiques ? 

E.S.: Lorsque je m’adresse à un COMEX ou à un CEO, je leur transmets deux messages : d’une part, il est vrai qu’il est nécessaire de préserver la rentabilité à court terme, mais n’oubliez pas que vous êtes également les garants de la pérennité de l’entreprise que vous dirigez.

La pérennité, c’est avant tout celle des savoirs et des talents. Si vous assistez à un appauvrissement des compétences ou à une fuite des talents, en raison du sentiment de non-considération des collaborateurs, votre entreprise se retrouvera appauvrie. Si vous perdez des compétences au fur et à mesure que les nouvelles générations arrivent, parce qu’elles n'apprennent plus véritablement le métier, qu’on se contente de les exploiter à court terme, uniquement pour maximiser la rentabilité immédiate et amortir les coûts des technologies – qui, il faut l’admettre, ont un prix – vous vous exposez à un grave danger.

Je comprends que leur objectif soit de voir un retour sur investissement, mais si cet objectif se limite à cela, le risque est que l’entreprise perde une part de sa valeur intangible. Vous ne perdrez pas des camions, des entrepôts, des bureaux, mais vous perdrez du savoir-faire, de la propriété intellectuelle, de la compétence, de la connaissance du client, et ainsi de suite. Vous perdrez également la confiance, la beauté et l’attrait de votre marque.

"La première révolution bottom-up"

M.: Pensez-vous que la société soit vraiment prête à accueillir ce changement dans notre quotidien ?

E.S.: Oui et non. Il existe une véritable appétence au sein de la société, je pense que les Français sont technophiles et suffisamment curieux. Au sein des entreprises, nombreux sont les COMEX et conseils d'administration qui se sont emparés de ces enjeux. Il y a une réelle volonté d’avancer.

Cependant, ce qui nous fait défaut, ce sont les capitaux. Le développement de technologies spécifiques, et en particulier des technologies souveraines, nécessite des investissements considérables. C'est là un défi majeur.

Un autre danger réside dans le fait que les Français, à mon sens, affichent parfois une certaine aversion au risque, contrairement à d’autres populations, notamment celles des pays émergents, qui font preuve de plus d’audace. Prenons l'exemple de l’Afrique subsaharienne, où les infrastructures sont attendues, mais où l'on peut déjà observer mille idées de business en gestation. Ces pays ont énormément à gagner et peu à perdre. En revanche, pour nous, ce qui pourrait coûter cher, c'est la peur de perdre nos avantages acquis. En fin de compte, il nous faut aussi accepter de prendre des risques et de nous lancer.

Il est nécessaire d’être prêt à prendre des initiatives et à croire en notre capacité à réussir. Les cartes à puces, c’était nous... Il y a de nombreuses innovations développées par les Français, que ce soit dans l’aéronautique ou dans l’automobile.

M.: Vous avez fait des études de philosophie. L’intelligence artificielle et les gains de productivité qu’elle induit va-t-elle conduire à une perte de la valeur travail ? Sur quoi la société  peut-elle se recentrer ? 

E.S.: Il est impératif de limiter les pertes d’emplois. Ce serait un véritable problème, surtout à un moment où nous sommes confrontés à une situation incertaine, où la compétitivité, qu’elle soit économique ou même militaire, devient un enjeu crucial. Si nous nous laissons aller à devenir le continent des loisirs, tandis que d’autres continents s’affirment comme ceux de l’efficacité et de l’entrepreneuriat, nous risquons de devenir des herbivores dans un monde dominé par les carnivores.

Je ne prône pas l’idée de faire travailler tout le monde 80 heures par semaine, mais je considère que la valeur du travail doit demeurer une valeur fondamentale, et je crois qu’elle l’est pour de nombreux Français. Peut-être devons-nous réorienter notre attention sur la qualité du travail, plutôt que sur sa quantité. Autrefois, on nous disait "travailler plus pour gagner plus". La question, aujourd’hui, serait plutôt de savoir comment travailler mieux pour gagner plus.

Et c’est là que réside la véritable question : comment, par l’effort, se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée, plus intelligentes, peut-être aussi plus intéressantes, et qui génèrent ainsi davantage de valeur.

M.: Nous avons évoqué la crainte des salariés, mais quelles sont les craintes des COMEX ? 

E.S.: Les situations sont variées, même au sein du CAC40, les entreprises sont hétérogènes et leurs niveaux de maturité diffèrent. Cependant, pour celles qui se sont engagées dans cette course, une crainte persiste : les cas d’usage et les preuves de concept semblent parfois un peu chaotiques. Elles s’interrogent sur le fait de savoir si toutes ces expérimentations finiront par aboutir à quelque chose de concret.

Il y a également une inquiétude, plus générale, concernant le fait que l’IA générative pourrait être la première révolution technologique à émerger de manière bottom-up. De nombreuses initiatives fleurissent spontanément. Les entreprises sont préoccupées et se demandent comment maintenir la responsabilité et la vision globale de l’entreprise face à cette évolution.

Il va être nécessaire de trouver une nouvelle articulation. Pour ma part, je suis convaincu que les cas d’usage véritablement efficaces sont ceux qui prennent racine dans le travail réel, et non dans un travail prescrit. Ce ne sont pas des solutions imposées par le middle management, car bien souvent, les managers ne savent pas ce que font réellement leurs équipes. Ils ignorent les petits raccourcis que les collaborateurs ont mis en place pour se faciliter la tâche, pour gagner du temps, pour être plus efficaces et pour fournir un travail de meilleure qualité. Il est essentiel de partir de ceux qui accomplissent le travail, de ceux qui sont sur le terrain.