65 millions d’utilisateurs dans 12 pays, une marque globale, une activité rentable, le tout avec une seule levée de fonds. Yuka maintient sa croissance avec une seule boussole : l’impact. La startup française a, depuis plus d’un an, un bureau aux Etats-Unis où est installée Julie Chapon, cofondatrice et directrice exécutive de Yuka. Dans la continuité de sa démarche à impact, Yuka partage son bilan de comptable. En 2023, Yuka a réalisé près de 3,8 millions d’euros de chiffre d’affaires. Plus de 90% proviennent des licences premium. Sur cet exercice, la jeune pousse a dégagé un bénéfice de près d’1,5 million d’euros.

L’application est lancée en France en 2017. Deux ans plus tard, la jeune pousse lève 800 000 euros auprès de Founders Future, (fonds d’investissement de Marc Ménasé, par ailleurs actionnaire de Maddyness, ndlr), Kima Ventures, et de business angels comme Guillaume Gibault, fondateur du Slip Français, ou Céline Lazorthes, cofondatrice de Leetchi et Resilience. Lancée fin 2021, aux États-Unis, l’application vivote pendant quelques mois, jusqu’à connaître un pic d’acquisition grâce aux réseaux sociaux. 

Un an après son installation à New York, Julie Chapon fait un premier bilan de l’expansion américaine de Yuka, témoigne de comment elle navigue dans une Amérique déchirée par Trump, et raconte comment l’impact peut mener au profit. 

Maddyness : Julie, vous êtes arrivée aux Etats-Unis en septembre 2023. Quel est votre premier bilan après un an et demi à New-York ?

Julie Chapon : D'un point de vue business, nous avons vite réalisé qu’il était essentiel d’être sur place. Aujourd’hui, New York est notre premier pays en termes de croissance. En nous installant là-bas, nous avons pris conscience qu’il y avait des éléments cruciaux que nous avions négligés, comme la manière de communiquer ou la perception de notre application. Beaucoup de détails sont très différents et il était vraiment nécessaire de s’immerger dans cet environnement.

Nous étions partis à trois, mes deux associés et moi, avec l’intention d’y rester un an. Mais au fil du temps, il est devenu évident que notre présence sur place était indispensable, et c’est pour cette raison que j’ai décidé de prolonger mon séjour pour au moins trois ans.

D’un point de vue plus personnel, j’adore New York. C’est une ville dynamique, très kids-friendly, et c’est un endroit agréable à vivre. Cependant, la vie est très chère. 

M. : Pourquoi avoir choisi New York et pas San Francisco, par exemple ?

J.C.: Nous avons une équipe de 15 personnes à Paris, et en raison du décalage horaire, il aurait été trop compliqué de trouver un créneau commun avec l’équipe française. La situation était déjà particulière, puisque nous, les trois associés fondateurs, avons quitté la France en laissant notre équipe sur place. Nous avons pris un risque en nous éloignant, mais il était essentiel de ne pas nous installer dans un endroit où le contact direct avec nos équipes serait limité. New York nous offre l'avantage d'une demi-journée de travail en commun. Par ailleurs, nous sommes partis avec un objectif clair d'acquisition et de visibilité médiatique, ce qui rendait New York le choix le plus logique pour nous.

M.: Justement, lors de nos derniers échanges, vous aviez évoqué Michelle Obama et la manière dont elle portait les sujets de lutte contre l'obésité aux États-Unis. Yuka a-t-elle profité de ces messages politiques ? Comment expliquez-vous l’engouement pour l’app aux États-Unis alors que la culture américaine est très différente de celle en Europe, notamment sur les questions de nourriture ? 

J.C.: C'est difficile à expliquer. Ce qui a fait exploser Yuka aux US, c’est TikTok. Nous avons lancé aux États-Unis en 2021, l’année du Covid. Nous avons essayé d’encourager sa croissance à distance, en ne connaissant rien au marché américain. Nous avons essayé de contacter des journalistes. Zéro retour. En France, au contraire, cela avait été très facile. Nous en avons conclu que le marché américain n’était pas prêt. Puis, six mois après, d’un coup en janvier 2022, nous avons eu un énorme pic d’acquisition. 

On ne comprend pas ce qu’il se passe, on imagine un passage télé ou dans un média important mais rien sur Google actualités et dans nos veilles… Ma cousine de 15 ans m’envoie une vidéo Tiktok et une utilisatrice, pas une influenceuse, mais quelqu’un de banal qui suit ses amis et sa famille, qui parle de Yuka et scanne plein de produits cosmétiques avec l’application. Je regarde le nombre de vues : 6 millions. 

En termes de retombées, cela a eu le même effet que de passer sur TF1. Je ne sais pas comment expliquer que cette vidéo soit devenue virale, si elle a été poussée dans les algorithmes. Il y a eu un effet boule de neige, plein de personnes aux Etats-Unis ont découvert Yuka, beaucoup d’autres ont fait des vidéos qui ont cumulé des millions de vues. La croissance a explosé d’un coup. Le bouche-à-oreille a pris le relai et nous sommes en croissance exponentielle depuis ce jour. 

Mais tout est parti de TikTok et non des messages de Michelle Obama. Et aujourd’hui, nous avons 20 millions d’utilisateurs aux États-Unis. 

M.: Quels étaient les enjeux de votre départ aux États-Unis ?

J.C.: Notre principal enjeu était de créer les bonnes connexions avec les bonnes personnes. Ce dont nous avions vraiment besoin, c’était de comprendre nos utilisateurs américains. Nous avons observé des différences marquées dans leur perception, ce qui nous a permis d’apprendre énormément. La première étape a été de rencontrer un maximum d’utilisateurs. Nous avons réalisé de nombreux entretiens, au début avec des personnes qui ne connaissaient pas l’application, puis avec celles qui la connaissaient déjà, afin de recueillir leurs retours. Ces échanges ont été très intéressants et enrichissants.

Nous avons également mené des sessions en magasin pour suivre les consommateurs utilisant Yuka et leur demander de commenter leurs actions. Cela nous a permis d'apporter des ajustements dans l’application. Par exemple, en Europe, nous affichons des noms de codes d'additifs que les utilisateurs connaissent bien. Mais aux États-Unis, ces codes sont méconnus, et les utilisateurs ne comprenaient pas ces informations. Ces ajustements, bien que petits, se sont révélés très importants.

De la même manière, notre manière de communiquer a dû être adaptée. Il était essentiel de souligner notre indépendance, ce qui est un concept assez rare aux États-Unis. En discutant avec les gens, nous avons senti que cette spécificité pouvait vraiment faire la différence.

Rencontrer un maximum de gens et échanger avec un grand nombre d’utilisateurs américains a donc été crucial pour nous. Après cela, il était également essentiel d’établir de bonnes connexions avec les bonnes organisations. Par exemple, nous avons été mis en contact avec l’association FoodFight USA, fondée par le producteur Todd Wagner. Grâce à eux, nous avons obtenu le soutien de l’acteur Morgan Freeman, qui partage désormais nos publications sur ses réseaux sociaux.

M : Vous avez lancé un bouton pour interpeller les marques directement depuis l’application. Vous avez lancé une pétition pour demander l’interdiction de l’aspartame. Julie, vous avez communiqué aussi sur la malbouffe dans les distributeurs, notamment dans les gares… Ce positionnement militant est-il récent ?

J.C.: Tout a commencé fin 2019 avec une pétition contre les nitrites, marquant ainsi le début de notre engagement militant. Cela a été suivi de trois années de procédures juridiques difficiles, qui ont temporairement mis en pause cette vocation militante. Ces années ont été éprouvantes, mais après avoir finalement gagné notre combat, nous avons pris le temps de souffler. Il a fallu du temps pour être prêt à prendre à nouveau des risques. Nous n’étions pas prêts à nous relancer immédiatement, mais une fois la pression retombée, nous nous sommes dit : "C’est toujours dans notre ADN, on y retourne." C’est ainsi que nous avons lancé l’interpellation des marques, suivie plus récemment de la pétition sur l’aspartame.

M.: Des objectifs militants et d’impact, est-ce un nouveau modèle de startup, une nouvelle voie à suivre ? 

J.C.: Je suis totalement convaincue de cela. Nous défendons pleinement ce modèle d'entreprise à impact. Nous avons le statut de société à mission, un statut qui existe en France, et qui reconnaît qu'une entreprise peut avoir une mission d'impact positif inscrite dans ses statuts. Cela signifie que notre objectif principal n'est pas la recherche du profit, mais bien la création d'un impact positif.

En France, de plus en plus d’entreprises adoptent cette identité, et c’est vraiment essentiel. Nous avons toujours estimé qu’il ne fallait pas opposer les entreprises uniquement orientées vers l’argent, souvent sans scrupules, aux associations et ONG qui œuvrent pour le bien commun mais dépendent des subventions et des dons, ce qui reste difficile. En France, il existe une troisième voie, elle est encore peu développée aux États-Unis.

M.: La situation politique aux États-Unis remet-elle en cause le bureau américain de Yuka ?

J.C.: Ce qui est particulièrement compliqué, c’est la polarisation extrême de la société. Si tu affiches ton soutien à un camp ou à un autre, cela peut rapidement couper court à toute conversation.

Chez Yuka, nous tenons à maintenir une neutralité politique. Yuka n’est pas un projet politique affilié à un parti, mais plutôt un projet visant à promouvoir une meilleure alimentation et à offrir un accès à une alimentation plus saine. C’est un projet politique, mais pas un projet de politique partisane.

Aux États-Unis, après le mouvement MAGA, un autre mouvement a émergé : MAHA, "Make America Healthy Again", soutenu par le nouveau ministre de la Santé. Ce mode de vie healthy, généralement associé aux profils de gauche, commence à toucher une population plus large, y compris celle de droite. Nous nous retrouvons quelque part entre les deux. Une part importante de la population trumpiste soutient Yuka, tout comme des personnes totalement opposées à ce mouvement.

Nous nous retrouvons donc au cœur de cette complexité, et c’est un véritable défi de naviguer dans ce contexte. De nombreuses figures influentes dans le domaine de l’alimentation et de la santé soutiennent ouvertement Trump ou Robert F. Kennedy, le ministre de la Santé. Nous ne pouvons pas prendre position pour ou contre, et nous faisons très attention à cela.

M.: Comment avez-vous atteint la rentabilité en restant concentré sur l’impact ?

J.C.: Notre priorité a toujours été d’être rentable. Nous n’avons jamais cherché à demander des subventions, des financements, à vendre des produits ou à nous lancer dans le B2B. Dès le départ, nous nous sommes concentrés sur le lancement d’une version premium, qui est arrivée seulement six mois après notre levée de fonds. En France, cela ne suffisait pas, alors nous avons parallèlement exploré d’autres sources de financement, comme la vente d’un calendrier des légumes de saison et la publication d’un livre, qui nous ont rapporté beaucoup d’argent, bien que nous ne les commercialisions plus aujourd’hui.

L’avantage du modèle freemium, c’est que même si seulement 0,2 % des utilisateurs sont payants, cela reste significatif lorsqu’on parle de millions d’utilisateurs. La croissance aux États-Unis est encore plus prometteuse, car le taux de conversion au premium y est bien plus élevé qu’en France.

M.: Vous êtes présents dans 12 autres pays, principalement en Europe, mais aussi en Australie et au Canada. Avez-vous d’autres projets d’expansion ?

J.C.: S'attaquer au marché américain, c’est un peu comme viser 50 sous-pays différents. Nous ne voulons pas nous disperser. Le focus fait partie intégrante de la culture de Yuka. Actuellement, nous sommes entièrement concentrés sur les États-Unis. Nous avons 20 millions d’utilisateurs, ce qui est déjà un excellent résultat, mais pour commencer à avoir un véritable impact, en particulier sur les marques et les industries, il nous en faut beaucoup plus.

20 millions, c’est une belle performance, mais à l’échelle des États-Unis, avec ses 350 millions d’habitants, ce n’est pas encore suffisant pour influencer les marques. Notre objectif, pour le moment, est donc vraiment de renforcer notre présence aux États-Unis. Nous allons recruter pour un deuxième poste et développer les fonctionnalités existantes, notamment la possibilité d’interpeller les marques directement sur Instagram et LinkedIn.